Cet article revient sur les résultats d’un travail de recherche en économie mené par Nathalie Havet (professeur d’économie à l’École Nationale des Travaux Publics d’État (ENTPE) et Morgane Plantier (maître de conférences en économie à l’Université de Poitiers) et qui a été publié dans la revue académique LABOUR en 2023 (1).
Les effets négatifs importants que peuvent avoir les conditions de travail pénibles sur la santé ont été reconnus depuis longtemps. En effet, le lien de causalité entre conditions de travail et état de santé a été établi pour un grand nombre de pathologies dans la littérature épidémiologique (2). D’un point de vue économique, un des objectifs principaux a d’abord été de quantifier et donc objectiver le coût économique des risques professionnels et des atteintes à la santé. L’altération de l’état de santé occasionnée par des conditions de travail pénibles génère des coûts indirects, au niveau des entreprises, liés à l’absentéisme de leurs salariés pour raison de santé. Mais elle génère également des coûts supportés par l’ensemble de la collectivité, en étant associée à une augmentation de la consommation de soins et à une augmentation du nombre d’indemnités journalières pour maladie et de pensions d’invalidité (entraînant la dégradation des comptes des branches maladies et accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) de la Sécurité sociale, les comptes des branches vieillesse ou encore de l’assurance chômage). C’est pourquoi les économistes se sont intéressés à la question de l’impact des conditions de travail sur la santé des travailleurs afin d’en comprendre les mécanismes et d’en mesurer l’ampleur.
C’est dans ce contexte que ce travail se propose d’examiner l’impact des conditions de travail sur le recours des salariés aux arrêts maladie à court terme : l’exposition à des contraintes de travail pénibles génère-t-elle un accroissement du recours aux arrêts pour raison de santé de la part des salariés ? Quels sont les facteurs de risques qui influencent le plus les absences des salariés (risques physiques, psychosociaux, etc.) ? Ces effets sont-ils exclusivement dus à une dégradation de l’état de santé à court terme des individus ou d’autres mécanismes sont-ils l’œuvre ?
Une approche multifactorielle pour une compréhension fine des mécanismes à l’œuvre
Le réflexe économique consiste à considérer les comportements individuels – les comportements des salariés – selon une logique de coûts-bénéfices dans laquelle les décisions sont exclusivement gouvernées par la rationalité économique. Dès lors, les résultats attendus quant aux décisions en matière d’arrêts maladie pourront être formulés sur la base de cette hypothèse. Dans ce cadre, se limiter à la seule dimension de rationalité implique, par exemple, l’existence de comportements d’aléa moral (3) de la part des individus, conduisant ainsi à plus d’arrêts maladie pour les salariés les mieux indemnisés en cas d’absence. Or, cette hypothèse, en particulier dans le domaine de la santé, reste largement débattue.
Au-delà de cette hypothèse d’aléa moral et, de façon plus générale, l’analyse économique qui peut être faite de la relation entre les conditions de travail pénibles et le recours aux arrêts maladie est complexe et, surtout, multidimensionnelle. En effet, si le cadre néoclassique d’offre de travail a d’abord été le point de départ des modèles économiques pour analyser les décisions de recours aux arrêts maladie, des travaux plus récents ont souligné l’importance de tenir compte de l’état de santé des salariés dans les modélisations, et sa potentielle dégradation occasionnée par des conditions de travail pénibles. Finalement, l’adoption d’une vision plus large de l’absentéisme conduit à considérer les conditions de travail pénibles comme des caractéristiques individuelles des salariés, parmi d’autres, qui peuvent impacter le recours aux arrêts maladie de deux façons principales : en accroissant l’incapacité à être présent en dégradant l’état de santé et en diminuant la motivation à être présent (caractéristiques non monétaires de l’emploi).
Ce travail s’inscrit dans la littérature économique traitant de la question du rôle des conditions de travail sur le recours aux arrêts maladie. L’intérêt principal de cette étude provient de l’adoption d’une approche multifactorielle, dont le but est de fournir une compréhension fine des mécanismes à l’œuvre, qui constitue une condition nécessaire à la mise en place de mesures efficaces pour réduire le recours aux arrêts pour raison de santé.
Choisir les données disponibles et la méthode idoine pour y parvenir
L’un des enjeux principaux réside dans l’identification des effets propres de chaque facteur pouvant affecter le recours aux arrêts maladie des salariés, tout en tenant compte de leur état de santé, auquel s’ajoute celui de la disponibilité de données adaptées et fiables pour y parvenir.
Pour y répondre, ce travail empirique s’appuie sur un échantillon représentatif de salariés du secteur privé en France, issu de la vague 2017 de l’enquête Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels (Sumer) (4). Cette enquête recueille des informations détaillées et objectivées (5) sur les expositions des salariés à différents facteurs de pénibilité (contraintes physiques marquées, environnement physique agressif, rythmes de travail atypiques et contraintes psychosociales), sur le recours aux arrêts maladie (nombre et durée) et sur l’état de santé général. Cette base de données a par ailleurs été enrichie par des variables relatives au schéma de compensations salariales auquel a droit chaque salarié en cas d’absence, c’est-à-dire de variables pouvant refléter le niveau individuel d’indemnisation, grâce à un travail d’analyse des conventions collectives et accords de branches en fonction du secteur d’activité.
La stratégie empirique retenue consiste à mettre en œuvre une modélisation permettant d’estimer l’effet de l’exposition des salariés à différents types de pénibilité (risques physiques et psychosociaux), en tenant compte de l’état de santé de ces salariés. Cette problématique, en apparence relativement simple, revêt en réalité plusieurs difficultés méthodologiques qui ont conduit la majorité des travaux économiques existants à ignorer la variable d’état de santé, impliquant des biais importants dans les résultats. Pour surmonter cette difficulté, un système d’équations simultanées où les interdépendances entre état de santé perçu et absentéisme sont prises en compte a été retenu. En particulier, le modèle économétrique mis en œuvre (6) permettra d’estimer l’effet propre de l’exposition à chaque facteur de risque considéré sur le recours aux arrêts maladie, de savoir si ces expositions jouent de la même façon sur l’état de santé et le recours aux arrêts maladie et de tenir compte de l’hétérogénéité individuelle inobservée qui influence conjointement l’état de santé et les absences pour maladie (afin de limiter les biais d’estimation).
Le rôle majeur des risques psychosociaux dans le recours accru aux arrêts maladie
Les résultats empiriques révèlent tout d’abord que l’état de santé et le recours aux arrêts maladie ne sont pas nécessairement régis par les mêmes déterminants, soulignant ainsi le fait que la dimension médicale n’est pas la seule composante à l’origine d’une absence au travail, mais que d’autres facteurs tels que la satisfaction au travail ou encore des considérations économiques sont susceptibles d’entrer en compte.
Concernant ce dernier point, les analyses mettent en évidence que la relation entre les conditions d’indemnisation et le recours aux arrêts maladie n’est pas aussi simple que celle prédite par la théorie économique et, en particulier, s’agissant de l’existence d’un effet d’aléa moral. Si les salariés qui travaillent dans une branche offrant l’indemnisation la plus complète (taux de remplacement des pertes de salaire de 100 %) ont tendance à être davantage absents que leurs homologues bénéficiant de profils d’indemnisation moins généreux – à la fois en termes de nombre d’épisodes et en termes de nombre de jours cumulés d’absence dans l’année –, cette corrélation positive entre générosité du système d’indemnisation et absence n’est toutefois pas si univoque puisqu’elle ne semble pas se confirmer quel que soit le niveau d’indemnisation. En effet, lorsque le niveau d’indemnisation est partiel, la corrélation positive identifiée précédemment ne tient plus, remettant ainsi en cause l’hypothèse d’un effet d’aléa moral clair. L’une des hypothèses compatibles avec les résultats obtenus est l’existence de biais comportementaux qui viendraient contrebalancer l’effet d’aléa moral. Il pourrait, par exemple, s’agir d’un biais informatif ou un biais de cadrage, lié à la communication faite par l’employeur au sujet des conditions d’indemnisation.
Enfin, concernant le rôle des conditions de travail, les résultats soulignent le rôle majeur de l’exposition des salariés aux contraintes psychosociales, à la fois dans la détérioration de l’état de santé à court terme et à un surcroît de prise d’arrêts maladie. De façon plus précise, les salariés en situation de tension au travail ont une probabilité de déclarer un mauvais état de santé supérieur de 1,2 point de pourcentage par rapport à leurs homologues non concernés par ce risque professionnel. Cet écart atteint même 1,8 point de pourcentage pour les salariés qui sont soumis en plus à un faible soutien professionnel ou émotionnel de la part de leurs collègues ou de leurs supérieurs hiérarchiques. Cet effet marginal est, par exemple, près de 2,5 fois plus élevé que celui du port répété de charges lourdes ! Une conséquence directe est que les salariés exposés à ces risques psychosociaux ont une probabilité plus importante de connaître plusieurs épisodes d’arrêts maladie dans l’année (+ 1 point pour 3 arrêts maladie ou plus) et une durée cumulée d’absence supérieure à 15 jours (+ 1,3 point).
De mesures de prévention bénéfiques pour tous, des salariés aux assureurs
Ce travail de recherche empirique met en avant plusieurs résultats intéressants qui permettent d’améliorer la connaissance sur les liens entre conditions de travail et absence pour maladie en France :
- L’exposition des salariés à des conditions de travail pénibles a des conséquences néfastes, y compris à court terme, à la fois sur l’état de santé perçu et le recours aux arrêts maladie ;
- Les risques psychosociaux s’avèrent être les facteurs les plus impactant sur l’état de santé des salariés et leur absence au travail, y compris parmi les autres caractéristiques individuelles et d’emploi ;
- La relation entre le niveau d’indemnisation en cas d’absence et le recours aux arrêts maladie n’est pas aussi évidente que ce que prédit la théorie économique et mériterait d’être analysée de manière plus approfondie grâce à des données détaillée sur le schéma d’indemnisation dont bénéficient les salariés.
D’un point de vue pratique, ces résultats mettent en avant l’importance de mener une réflexion sur la mise en place de mesures de prévention, notamment de prévention des risques psychosociaux. Outre les bénéfices potentiels en matière de santé pour les salariés, les retombées pour les entreprises, les pouvoirs publics, les partenaires sociaux et les organismes d’assurance seraient également extrêmement positives. La réduction de la probabilité d’exposition aux risques psychosociaux, via la prévention, pourrait par exemple avoir des conséquences positives pour les assureurs en termes de rentabilité en créant un avantage concurrentiel dans un contexte de plus en plus compétitif. De façon plus générale, des réflexions entre les assureurs et les entreprises au sujet de la mise en place de dispositifs de prévention des risques dans le but de limiter l’absentéisme contribueraient à la mise en place d’un modèle gagnant-gagnant.
Références :
1 – Havet, N. & Plantier, M. (2023), The links between difficult working conditions and sickness absences in the case of French workers, LABOUR, 37(1), 160–195.
2 – Voir par exemple : Anses (2016), Évaluation des risques sanitaires liés au travail de nuit, rapport d’expertise collective ; Lund, T., Labriola, M., Christensen, K., Bültmann, U. & Villadsen, E. (2006), Physical Work Environment Risk Factors for Long Term Sickness : Prospective Findings among a Cohort of 5357 Employees in Denmark, The British Medical Journal, 332, 449–452 ; ou encore Hanger, L. (2002), Hearing Protection. Didn’t Hear It Coming… Noise and Hearing in Industrial Accidents, Occupational Health and Safety, 71(9), 196–200.
3 – L’aléa moral désigne la possibilité qu’un assuré modifie son comportement par rapport à la situation où il supporterait entièrement les conséquences négatives d’un sinistre.
4 – Pour plus de détails sur la base de données voir : https://dares.travail-emploi.gouv.fr/enquete-source/la-surveillance-medicale-des-expositions-des-salaries-aux-risques-professionnels-2016-2017.
5 – Les questionnaires sont administrés par des médecins du travail.
6 – Modèle de régression ordonnée bivariée généralisée via une approche par copule.