« Réenchanter le partage des risques entre assurés et assureurs avec l’assurance participative » : et si on laissait la possibilité aux assurés de se regrouper lors de la signature de leur contrat d’assurance afin de partager une partie de leur risque entre eux ?
L’économie collaborative
L’économie collaborative se définit comme un modèle basé sur l’échange (ou la rémunération) entre particuliers de ressources propres (biens ou services). Elle est aussi appelée économie pair-à-pair, ou peer-to-peer (P2P), en référence aux technologies informatiques permettant l’échange direct de données entre ordinateurs reliés à Internet, sans passer par un serveur central. Ce type d’économie est très ancien, mais ne mettait en relation qu’un petit nombre de particuliers auparavant. Avec l’avènement d’Internet, des réseaux sociaux, de plateformes d’échange regroupant des millions d’utilisateurs, il s’est opéré un véritable changement d’échelle au début des années 2000.
Contrairement au modèle capitaliste classique construit sur la production de ressources et leurs ventes auprès de consommateurs, il s’agit ici de laisser les particuliers avoir accès aux ressources existantes détenues par d’autres particuliers. Ce modèle économique impacte une multitude de domaines, comme les transports, avec des sociétés comme BlaBlaCar, ou encore le logement, avec des sociétés comme Airbnb.
Ce modèle a envahi également assez tôt le champ du financement bancaire en proposant une alternative appelée « crowdfunding », ou financement participatif, qui consiste à collecter des apports financiers de particuliers en vue de financer un projet, sous forme de don, de prêt ou d’investissement en capital. Ce moyen de financement a été consacré par les pouvoirs publics par un cadre juridique sécurisé, qui a été renforcé à plusieurs reprises au cours des dernières années.
L’assurance peer-to-peer
D’une part, le sentiment d’appartenance à une communauté et d’apporter une contribution significative à la société par cette communauté est de plus en plus partagé par les individus de nos sociétés modernes. D’autre part, le développement des technologies de suivi des risques basées par exemple sur les objets connectés, les satellites, etc. permet une meilleure évaluation des risques et une meilleure adaptation des offres et des politiques de prévention. Mais ce progrès technologique pousse aussi vers une démutualisation croissante des risques qui tend à rompre le lien avec le principe ancestral d’entraide, où les contributions du plus grand nombre équilibrent les malheurs de quelques-uns. Le désir de s’émanciper de l’assurance traditionnelle en constituant des communautés d’assurance peer-to-peer a donc naturellement vu le jour. Mais en l’absence d’une réglementation adaptée, il n’a pas pu se concrétiser en Europe dans une version « sans assureur » pour des raisons assez évidentes liées au risque d’insolvabilité non maîtrisé des communautés.
L’assurance peer-to-peer fait référence à des réseaux émergents de partage des risques, basés sur les technologies de l’Internet, dans lesquels un groupe d’individus (par exemple des amis, des membres de la famille ou des personnes ayant des intérêts similaires, comme les membres d’une même profession ou les patients souffrant d’une même maladie) mettent leurs ressources en commun pour s’assurer contre un péril donné.
Il est possible d’inventorier trois grands types théoriques d’assurance peer-to-peer. Il y a tout d’abord la forme peer-to-peer « pure et parfaite » qui consiste à couvrir un risque uniquement par des fonds versés par des individus sur une plateforme. Il y a ensuite la forme peer-to-peer avec un courtier d’assurance qui s’appuie en plus sur un assureur traditionnel pour indemniser les sinistres les plus importants de la communauté. Il y a enfin la forme peer-to-peer totalement prise en charge par un acteur traditionnel de l’assurance (assureur ou réassureur). Dans ce dernier schéma, le (ré)assureur propose un nouveau type de polices d’assurance que nous avons appelé « polices d’assurance participatives ».
Polices d’assurance participatives
Les assureurs établis ont la possibilité d’intégrer l’approche P2P dans une police d’assurance ordinaire avec une participation en cas de sinistralité favorable. Ce type de mécanisme est en fait déjà appliqué dans le secteur de l’assurance-vie depuis de nombreuses années. Dans le cadre d’une police d’assurance participative, les participants versent un acompte ex ante, avec la garantie que le montant final dû ne dépassera jamais cet acompte. Une partie de cet acompte alimente un fonds commun, tandis que le reste est versé au (ré)assureur. Si le fonds commun est insuffisant pour payer les sinistres, le (ré)assureur paie l’excédent. À l’inverse, si le pool a peu de sinistres, l’excédent est reversé aux participants ou à une cause chère aux membres du pool (sous forme de cashback ou de giveback). Le mécanisme de remboursement ou de restitution fonctionne donc ex post. Cette nouvelle approche de l’assurance est aussi construite pour atténuer le conflit inhérent à l’assurance commerciale (où les assureurs conservent la partie des primes qui n’est pas versée pour les sinistres). Nous avons développé une modélisation actuarielle soutenant ce type d’assurance peer-to-peer (voir 1, 2, 4, 5), également lorsque les communautés sont partitionnées en groupes (voir 6), où un haut niveau de solidarité est souhaitable au sein des groupes, mais dans une moindre mesure entre les groupes.
Au lieu de transférer simplement et en totalité le risque à la compagnie d’assurance, les assurés décident de conserver une partie du risque global du groupe auquel ils ont choisi d’adhérer, et récupèrent une fraction de l’excédent de fin de période ou l’attribuent à une organisation caritative de leur choix. Ce modèle de police avec participation réconcilie quelque peu l’assurance avec le principe d’entraide à son origine. Le partage de la couche inférieure de risque entre les assurés est un moyen efficace d’accéder au meilleur des deux mondes : protection par fonds propres pour la couche supérieure et mutualisation pour la couche inférieure.
Alors que les opérations d’assurance sont souvent très opaques, cette nouvelle génération de contrats avec participation devra rendre le plus explicite possible la répartition entre les taxes, les commissions d’intermédiaire, les coûts des sinistres (y compris les frais de règlement, sur une base encourue), les dépenses courantes et les bénéfices des actionnaires (mieux présentés comme le coût du capital réglementaire), avec des calculs basés sur une modélisation actuarielle adaptée. Ce décompte totalement transparent peut ensuite être communiqué aux assurés. Cela démystifie l’assurance (jusqu’aux résultats des modèles actuariels calculant les pertes encourues ou allouant le capital) et ravive le sentiment d’appartenir à une communauté. Il est également important d’adopter un mécanisme de tarification approprié en facturant les frais de l’assureur pour la couche inférieure égale à un pourcentage des prestations correspondantes versées aux assurés. De cette manière, les intérêts des deux parties sont alignés et les problèmes d’agence au cœur de l’assurance commerciale sont résolus.
Partage des risques, cashback et giveback
Ces nouveaux systèmes posent des questions intéressantes en termes de partage des risques. Dans le cas du cashback, ainsi que du giveback, lorsque les participants ont le choix entre différentes causes qui leur tiennent à cœur, il est important d’allouer le surplus individuellement, de manière équitable et transparente. Lorsque le pool est homogène, il est naturel que chaque participant reçoive une part égale du surplus. Le problème qui consiste à trouver une règle de partage des risques appropriée dans le cas hétérogène semble être considérablement plus complexe. Dans ce contexte, nous avons étudié la règle de partage des risques basée sur la moyenne conditionnelle (voir 3), où chaque participant contribue à la perte attendue qu’il ou elle a apportée au pool, étant donné la perte totale subie par le pool. Cette approche s’avère particulièrement efficace au sein des communautés d’assurance P2P. Nous avons prouvé que les participants réticents au risque sont toujours prêts à accueillir de nouveaux membres dans le pool, quelle que soit la distribution de leurs pertes (voir 5). Ceci est rendu possible par la règle de partage, qui attribue à chaque membre le juste montant de sa contribution. De plus, les primes pures peuvent être obtenues comme limites des contributions individuelles dans un pool infiniment grand (voir 4).
D’un point de vue pédagogique, cette approche fournit aux actuaires le lien manquant entre le cas homogène où les pertes totales sont uniformément réparties et où les avantages de la mise en commun sont clairs d’après la loi des grands nombres et le théorème de la limite centrale, et le cas hétérogène général. Il permet également de formaliser la garantie de prime fixe incluse dans l’assurance commerciale et démontre qu’une classification précise des risques n’est pas en contradiction avec l’aide mutuelle.
Conclusion
Références :
1 – Denuit, M. (2019). Size-biased transform and conditional mean risk sharing, with application to P2P insurance and tontines. Astin Bulletin 49, 591-617.
2 – Denuit, M. (2020). Investing in your own and peers’ risks : The simple analytics of P2P insurance. European Actuarial Journal 10, 335-359.
3 – Denuit, M., Dhaene, J. (2012). Convex order and comonotonic conditional mean risk sharing. Insurance : Mathematics and Economics 51, 265-270.
4 – Denuit, M., Robert, C.Y. (2021a). From risk sharing to pure premium for a large number of heterogeneous losses. Insurance : Mathematics and Economics 96, 116-126.
5 – Denuit, M., Robert, C.Y. (2021b). Risk sharing under the dominant peer-to-peer property and casualty insurance business models. Risk Management and Insurance Review 24, 181-205.
6 – Denuit, M., Robert, C.Y. (2021c). Collaborative insurance with stop-loss protection and team partitioning. North American Actuarial Journal, en ligne.