Solva II, l’écume d’une lame de fond
Solvabilité II a placé les statistiques au centre de notre appréhension des risques, de leur gestion et de la prise de décision en incertain.
Mais cette réglementation n’est que la partie émergée de l’iceberg. Un symptôme. Une incarnation. Et un paroxysme peut-être, mais non une cause. En effet, structurellement, depuis des décennies et dans de nombreux domaines (la banque, les analyses économiques, les outils sociétaux…), lorsque nous faisons face à l’incertain, nous cherchons à fonder nos décisions sur des probabilités.
Les statistiques et la gestion des risques, vertus et limites
Depuis environ deux siècles, les statistiques sont effectivement utilisées à bon escient par les actuaires. Elles sont efficaces et nécessaires aux assureurs, pour la tarification notamment. Toutefois, il ne s’agit pas là d’incertain mais de loi des grands nombres : les assureurs jouent sur la multitude, et les statistiques s’incarnent alors dans une anticipation relativement déterministe, à la marge d’erreur faible.
Ainsi, comme tous les outils, les statistiques sont pertinentes dans certains cas et contreproductives dans d’autres. À l’instar d’un marteau par exemple, parfaitement adapté pour planter un clou mais sans doute non pertinent pour convaincre quelqu’un : le marteau peut certes nous sembler pertinent, car notre interlocuteur prendra peur face à la menace et nous dira ce que nous avons envie d’entendre. Mais, sur le fond, nous ne l’aurons pas convaincu, bien au contraire : cette pseudo-efficacité du marteau n’est qu’illusoire et se retournera contre vous à terme. De même, les statistiques, si elles sont pertinentes pour gérer la multitude, par exemple pour tarifer, ne le sont pas pour décider en incertain, par exemple pour déterminer une allocation stratégique d’actifs.
Être ou ne pas être (pertinent), un long débat
À l’époque des Lumières, déjà, de grands penseurs ont essayé de rationaliser la prise de décision en incertain. Les Bernoulli, Laplace ou autres Condorcet ont développé des théories fondées sur les probabilités et l’espérance d’utilité. Systématiquement, et malgré toutes les rustines qu’ils ont progressivement introduites pendant plusieurs décennies de débats et de tâtonnements, ils se sont rendu compte que de tels principes ne reflétaient pas la façon d’agir d’une personne raisonnable. Alors, pendant tout le XIXe siècle et la première moitié du XXe, ces approches sont restées discréditées : leur non-pertinence était devenue une évidence…
Aux alentours de la Seconde Guerre mondiale, le débat est revenu, porté par des économistes tels que von Neumann et Morgenstern, qui ont redécouvert et approfondi les théories de Bernoulli. Pourtant, certains économistes, comme le Nobel Maurice Allais, expliquaient encore dans les années 1950 qu’il était absurde d’appliquer à un cas d’espèce particulier un raisonnement fondé sur des statistiques. Ce n’est qu’ensuite que l’économie et les mathématiques financières ont naturalisé cette utilisation des statistiques, de telle sorte que ces outils sont aujourd’hui institutionnalisés et qu’ils apparaissent comme légitimes et percolant, au-delà des usages, jusque dans la réglementation. Nous sommes désormais dans une situation inverse de celle du XIXe : leur utilisation est devenue une évidence.
Ne pas être pertinent, certes, mais utile néanmoins
De fait, face à l’incertain, les statistiques sont utiles à défaut d’être pertinentes. Reprenons l’exemple du marteau : il n’aide pas à convaincre au fond, mais la menace qu’il exerce nous permet de mettre un terme à une discussion qui s’enlise. Qui plus est, face à l’absence d’objection de notre interlocuteur, cela nous procure le sentiment fallacieux mais confortable que nous avons effectivement raison. Terme de la discussion, sentiment de confort : le marteau n’est ici pas pertinent, mais il est doublement « utile ».
Il en va de même avec les statistiques. L’incertitude dans laquelle nous sommes plongés quant à la survenance d’un krach des marchés ou d’un accident grave est très inconfortable psychologiquement. Comme tout être humain, nous avons alors envie de nous raccrocher à quelque chose. Alors, si quelqu’un nous dit : « Il y a une chance sur trois qu’il y ait un krach », ou bien « une chance sur cinq », même si, fondamentalement, nous ne savons alors pas davantage s’il va y avoir un krach ou non, nous avons l’illusion de disposer d’une description tangible de la situation. C’est rassérénant. Et, ex post, cela nous permettra de nous justifier en expliquant que, même si notre décision s’est révélée désastreuse, elle était objectivement rationnelle au vu des probabilités initiales. Sérénité, justification : comme le marteau face à un contradicteur, les statistiques nous sont doublement utiles face à l’incertain.
Pas de responsabilité sans subjectivité
Ces apports participent de la diffusion des statistiques comme outil de description et de décision en incertain. De fait, nous sommes collectivement engagés dans une quête systématique de réduction de l’arbitraire, de la subjectivité. Par exemple, nous tendons à tout « pro-cesser », car les process, en « mécanisant » les actions, nous font espérer éviter les « pollutions » humaines et la subjectivité. De façon comparable, les statistiques sont valorisées comme critères d’objectivité et donc de rationalité.
Or le corollaire de cette objectivation, de cette mécanisation, c’est l’absence de responsabilité. De fait, une prise de décision, surtout en incertain, est nécessairement subjective. Sauf à ce que l’équilibre entre avantages et inconvénients soit totalement univoque, mais une telle situation relèverait davantage du constat que l’on entérine que de la décision qu’on assume. Dans la « vraie vie », toute situation est au carrefour de plusieurs dimensions, d’enjeux de différentes natures où on devra privilégier un axe au détriment d’un autre. Décider, c’est alors nécessairement, de facto, après une phase d’analyse, choisir entre des choux et des carottes.
Ainsi, l’exercice de la décision, c’est-à-dire la prise de responsabilité, est indissociable de la subjectivité. En ce sens, il nous faut redonner ses lettres de noblesse à l’arbitraire : sans arbitraire, pas d’arbitrage. Nous devons accepter la subjectivité et cesser de poursuivre une quête d’objectivité tout aussi vaine que déresponsabilisant et donc, in fine, socialement irresponsable. Bonne nouvelle : l’estimation d’une probabilité passe nécessairement par le choix d’un échantillon. Or sa qualification de « représentatif » dépend éminemment du modélisateur : une probabilité ne peut donc être que subjective. Une bonne gouvernance, et de bonnes décisions, passent par le fait que cette subjectivité soit assumée et exercée par ceux qui en ont mandat.