À numéro exceptionnel, défi exceptionnel, Pierre Thérond, conseiller scientifique de L’Actuariel, a été invité à livrer son analyse des biais d’optimisme. Performance.
Etudiés de longue date par les psychologues, les biais de confiance sont des processus cognitifs largement répandus qui affectent la perception que les individus ont d’eux-mêmes et leur capacité de jugement. Une de ses manifestations est ce que les économistes appellent l’optimisme, qui désigne une perception erronée de la probabilité d’occurrence d’événements futurs incertains : les événements souhaités sont surpondérés ou les événements redoutés sous-pondérés. Vialle (2010) identifie le biais d’optimisme comme une des causes principales de la manifestation de la sur-confiance en soi, qui conduit à des décisions et des actions non optimales.
On peut distinguer trois types de situations de sur-confiance en soi et de perception erronée de la réalité : sur des événements externes sur lesquels on n’a pas de prise (comme la non-survenance d’un événement climatique, les chances de succès du PSG en Ligue des champions, etc.), sur sa propre capacité à réaliser des tâches ou à adopter certains comportements (croire que l’on conduit prudemment), et sur sa propre capacité à faire mieux que les autres (croire que l’on est plus efficace dans son travail que son collègue de bureau).
Ce type de biais a été identifié dans de très larges domaines et concerne donc aussi bien des événements positifs (par exemple surestimer les chances de succès à cinq ans d’une petite entreprise ou ses performances lors d’une compétition sportive) que des événements négatifs (la propension à sous-estimer la probabilité d’être infecté par une maladie, à sous-estimer la vraisemblance d’être responsable d’un accident de la circulation). Sous-estimer la probabilité d’occurrence d’un événement négatif peut alors être à l’origine de comportements à risque, tandis que surestimer la probabilité d’un événement positif est souvent la cause d’une confiance en soi excessive.
Mesure du biais d’optimisme
Les distributions réelles de risques étant rarement accessibles, une approche alternative, largement développée dans le champ de la psychologie, consiste à mesurer la propension d’un individu à penser que son propre risque est moindre que celui supporté par ses pairs. Ainsi, un biais d’optimisme est identifié si, dans un groupe, la majorité de ses membres considère que leur risque individuel est moindre que celui de leurs pairs. Pour autant, cette approche fait l’hypothèse implicite d’une référence partagée au sein d’un groupe, par rapport à laquelle chacun se positionnerait. À titre d’illustration, la question persistante en sciences politiques du rôle des sondages sur le vote des citoyens a donné lieu à des études qui indiquent que, si 10 à 15 % des électeurs s’estiment influencés par les sondages, les mêmes électeurs estiment que les sondages influencent 50 % à 60 % de leurs pairs. On est ici soit dans un optimisme de sa propre capacité à ne pas être affecté par les chiffres des sondeurs, soit dans un pessimisme sur la capacité des autres électeurs à ne pas l’être.
L’optimisme, et la sur-confiance qu’il engendre, ont largement été étudiés sur des bases déclaratives, c’est-à-dire sur la manière dont les individus déclarent vouloir se comporter. Il est évidemment plus complexe de mesurer ces comportements sur la base de décisions. Hoelzl & Rustichini (2005) sont précurseurs en la matière au moyen d’une expérimentation dans laquelle les participants choisissent entre deux modes de rémunération. Une tâche est confiée à des groupes de six personnes. Chaque personne choisit sa modalité de récompense : soit celle-ci est obtenue de manière aléatoire (avec une probabilité d’une chance sur deux), soit la récompense est obtenue si l’individu fait partie des trois meilleurs dans la réalisation de la tâche (s’il y a une surperformance relative par rapport aux performances du groupe de participants). Ils montrent que plus de la moitié des participants choisissent ce second mode de rémunération, révélant ainsi un phénomène de sur-confiance (« Je vais faire mieux que les autres ») et négligeant l’effet de compétition.
Les effets en situation d’assurance
Même s’il ne semble pas que la sous-confiance en soi conduise à choisir des niveaux de couvertures plus élevés que l’optimal, le lien entre sur-confiance en soi et décision de ne pas s’assurer (ou de s’assurer à un niveau moindre) est établi dans de nombreuses études et notamment dans des secteurs pour lesquels la probabilité de survenance de sinistre est faible (inondation, par exemple). Ce constat paraît être amplifié lorsque l’individu dispose d’une capacité d’influence sur son propre risque (cf. Klein & Helweg-Larsen (2002)). Ainsi, la sur-confiance a probablement des effets significatifs sur des comportements courants en assurance : décision de s’assurer ou non, choix d’un niveau de couverture, déclaration d’un sinistre dans le cadre d’une assurance avec bonus-malus, investissement dans des supports plus-ou-moins risqués dans un contrat d’assurance vie, etc. Et, de la même manière, son impact est sans doute non négligeable sur l’ensemble des comportements qui peuvent augmenter le risque de survenance d’un sinistre (conduire alcoolisé, fumer, etc.).
À titre d’exemple, le phénomène appelé « soif de bonus » conduit certains assurés à ne pas déclarer un sinistre (de coût modéré) en assurance automobile de sorte à ne pas subir les effets du malus sur leurs cotisations futures. Dans la détermination du seuil à partir duquel l’assuré pense avoir intérêt à déclarer un sinistre survenu, celui-ci fait, implicitement, appel à l’anticipation qu’il a de ses sinistres futurs. Et donc de sa propre vision de son propre profil de risque (ici de sa fréquence de sinistres). Des études empiriques montrent que, même pour des professionnels de la route (chauffeurs de taxi, par exemple), le phénomène de sur-confiance dans ses propres qualités de conduite est largement répandu. Il en résulte que le seuil, à partir duquel il serait optimal de déclarer un sinistre auto, est probablement, en conséquence du biais d’optimisme, mésestimé par l’assuré.
Un optimisme modéré n’est pas exempt de bénéfices
Au-delà des effets précédemment décrits (choix de couverture sous-optimale, comportements à risque, investissements hasardeux), une sur-confiance modérée peut produire des effets avantageux pour l’individu. Bénabou & Tirole (2002) identifient trois bénéfices. Le premier est que la valeur de la confiance en soi, qui résulte de l’effet de grossissement de ses propres qualités, augmente la satisfaction des individus. Le deuxième est l’amélioration de la valeur de signal de l’estime de soi vers les autres. En effet, un individu qui estime, à tort ou à raison, posséder certaines qualités, compétences, aura davantage de facilités à convaincre les autres qu’il les possède réellement. Le troisième avantage individuel est la valeur de motivation qui permet à l’individu d’envisager des projets plus ambitieux et à présenter davantage de résilience dans la rencontre d’adversités.
S’agissant des entrepreneurs optimistes, Kahneman (2011) résume les choses comme suit : « Parce qu’ils évaluent mal les risques, les entrepreneurs optimistes croient souvent qu’ils sont prudents, même s’ils ne le sont pas. Leur confiance dans leur réussite future entretient une humeur positive qui les aide à obtenir des ressources des autres, à remonter le moral de leurs employés et à améliorer leurs perspectives de réussite. Lorsqu’il faut agir, l’optimisme, même s’il est légèrement illusoire, peut être une bonne chose. »
Se prémunir du biais d’optimisme ?
Si, on l’a vu, la sur-confiance en soi n’a pas que des effets négatifs, il n’en demeure pas moins que ces effets existent et prennent, notamment dans les contextes de prise de décision face au risque, le pas sur les effets positifs. De plus, le biais d’optimisme peut toucher tous les individus, y compris les experts d’un domaine (l’étude de Clyne et al. (2016) montre que les médecins européens surestiment la persistance de leurs patients à suivre le traitement qui leur a été proposé) : il est donc trop optimiste de penser ne pas y être sujet.
Dans son remarquable ouvrage de vulgarisation, Kahneman (2011) suggère de recourir au collectif (ex : aux collègues dans une situation en entreprise), pour limiter la sur-confiance optimiste dans la prise de décision, en suggérant d’utiliser l’exercice premortem proposé par Gary Klein (2007) du « collaborateur adverse ». Celui-ci consiste à réunir des collaborateurs avertis d’une décision importante envisagée. De leur demander d’imaginer que l’on est un an plus tard, que la décision en question a été prise et qu’il en a résulté un désastre. Enfin, leur demander d’écrire en quelques minutes une brève histoire de ce désastre.
À présent, et pour terminer sur une note optimiste, deux grands penseurs peuvent nous aider à affronter notre propre biais d’optimisme. Albert Einstein formulait, à sa manière, le paradoxe de Dunning-Kruger : « Plus j’apprends, plus je réalise l’étendue de mon ignorance. » Une autre approche envisageable est de suivre le conseil de Jean-Claude Dusse (cf. Leconte 1979) : « Oublie que t’as aucune chance. Vas-y, fonce ! On sait jamais, sur un malentendu ça peut marcher. »
Références :
- Weinstein & Klein (1996) « Unrealistic optimism: present and future », Journal of Social and Clinical Psychology, vol. 15.
- Hoelzl & Rustichini (2005)
- « Overconfident: do you put money on it ? », The Economic Journal, vol. 115. Kahneman (2011)
- Thinking, fast and slow.Klein & Helweg-Larsen (2002)
- « Perceived control and the optimistic bias: a meta-analytic review », Psychology and Health 12 (4), 437-466.Klein (2007) « Performing a Project Premortem », Harvard Business Review.
- Leconte (1979) Les Bronzés font du ski, film Vialle (2010)
- Confiance en soi et économie comportementale du travail : trois essais expérimentaux, thèse de doctorat, Univ Lyon 2.Clyne, Mclachlan et al. (2016).
- « My patients are better than yours: Optimistic bias about patients’ medication adherence by European health care professionals ». Patient Preference and Adherence. Vol. 10.