2020, quoi qu’il advienne des incertitudes encore présentes, est déjà pour le monde entier l’année d’un choc majeur. L’année où un événement qui aurait pu passer inaperçu a arrêté le tumulte de la vie quotidienne de milliards d’humains. Cette démonstration paradoxale de la puissance de nos systèmes vs leur extrême fragilité – nous sommes plus forts ensemble, mais « trop ensemble » nous sommes plus exposés – s’accompagne d’une cohorte de questions pour l’avenir. L’une d’elles a semblé un temps central : que ferons-nous du monde d’après ?
La nécessité d’une action coordonnée
Alors que se ferme le chapitre d’un étrange printemps, l’inéluctable émergence d’un monde d’après semble s’atténuer sous la pressante nécessité, pour diverses raisons selon les individus et organisations, de retrouver chacun à son échelle les rassurants repères du monde d’avant. Que 2020 soit la fin d’un monde et le début d’un autre n’est ainsi pas certain ; chacun aura ses raisons de le déplorer ou de s’en réjouir. Qu’elle soit l’année du déclenchement d’une crise durable ne fait en revanche pas débat. La situation économique, sociale, (géo)politique n’est pas près de revenir à la « normale », si elle le peut. Cette annus horribilis promettant en outre de battre des records de chaleur, la question du changement climatique et de son cortège de risques émergents n’a pas fini de se poser. La réaction appelle moins d’urgence, les conclusions seraient trop précoces ; le temps peut, et doit, être à la réflexion constructive.
Pendant le confinement, et au-delà, de nombreux actuaires se sont prêtés à une expérience unique : l’Observatoire actuariel de la crise du coronavirus. Recueillis selon les méthodes qualitatives de la sociologie, leurs témoignages suivis dans le temps ont alimenté une vaste étude sur la crise et ses impacts. Entre autres enseignements, un constat lucide : professionnels du risque, et « outillés » pour l’appréhender, les actuaires n’ont – pas plus que d’autres – pu éviter le choc de la pandémie. La science actuarielle n’a bien sûr pas oublié de documenter ce risque, mais de là à le faire classifier ennemi public n°1, il y avait un pas, infranchissable pour de multiples (et acceptables) raisons. Qu’elle ne s’en blâme pas : c’est le lot des sciences en général que de n’être pleinement audibles que dans un périmètre limité. En outre, un monde qui se complexifie, où l’information est prodigieusement mouvante, multiple, est un challenge permanent pour le discernement individuel et collectif. Et si éviter le choc était probablement impossible – ce sont des décennies de réactions en chaîne qui en ont augmenté la possibilité de survenance –, mieux se préparer à le subir aurait nécessité une action coordonnée, synchronisée, à très grande échelle démographique et géographique… Soit une capacité d’entente et de décision collective inégalée (et hélas vraisemblablement inatteignable). Nous, humains d’un monde connecté physiquement et virtuellement, étions prêts à beaucoup de choses, mais pas (encore) à cela. Réagir, tenir, oui, anticiper et prévenir, peut mieux faire. Et en cela, les actuaires aussi.
La culture du risque au service du bien commun
En effet, la profession actuarielle, dédiée à l’intérêt général, inscrit son action dans la perspective d’un service rendu à des millions d’ayants-droit, personnes physiques ou morales, sur des temps longs, à une échelle souvent internationale. Elle appréhende ainsi des risques d’une grande diversité, dont le spectre s’élargit, mais avec une organisation à l’échelle mondiale qui lui fait partager code de conduite, normes de pratiques professionnelles, référentiels techniques… et exigence de perfectionnement professionnel continu. En termes de méthodes, de corpus documentaire, d’orientation intellectuelle, la profession actuarielle est ainsi riche d’une culture du risque solide et entretenue qu’elle doit mettre davantage, et mieux, au service du bien commun.
Questionner les modèles, dépasser les cadres
Comment ? Peut-être, pour commencer, en l’assumant pour ce qu’elle est. La culture du risque n’est pas par exemple pas une culture de la peur. Son métier étant méconnu, l’actuaire passe parfois pour un grand paranoïaque, de surcroît matheux incompréhensible. Il n’est pas faux que les actuaires anticipent des risques, c’est leur métier. Ils ont même le devoir d’écouter un maximum de signaux faibles pour traquer les risques partout où ils peuvent survenir, combler les vides de données qui empêchent de les modéliser, être suffisamment créatifs pour ne rater aucune corrélation. Mais au contraire d’une culture de la peur, c’est un entraînement à la lucidité, qui requiert l’humilité de douter, recommencer, questionner les modèles qu’on a fabriqués. Comme pourraient opportunément le faire ceux qui, élaborant des indicateurs de performance ou contribuant à leur alimentation, finissent par regarder l’indicateur et non plus la situation. L’appréhension du risque ne saurait être aussi simple que « vert, ça va, pas vert, ça ne va pas ». Il n’est de zone de confort que celle que l’on se crée en connaissant, sinon en maîtrisant, les variables concernées, et pour qu’elle reste confortable, il faut accepter de la quitter régulièrement. Cette forme d’humilité sert aussi la capacité d’ouverture, de partage. Se satisfaire de dire « j’avais raison et les autres avaient tort », quand un risque est avéré, est d’une dangereuse vanité. La raison, c’est au contraire de mettre en commun, d’objectiver, entre scientifiques et entre disciplines – dans les organisations, entre directions et niveaux hiérarchiques – pour mailler le plus étroitement possible le champ du risque. Et le baliser de telle sorte que, d’où qu’il survienne, il soit « intercepté » le plus tôt possible. L’évitement (ou à défaut, la gestion) des crises futures demandera que la connexion des informations utiles à la prise de décisions pertinentes soit réalisée le plus en amont possible du risque. Concrètement, cela revient à ouvrir des portes depuis longtemps fermées. Dans le champ scientifique, encourager la coopération et non plus la compétition, organiser le dialogue entre les disciplines, démocratiser la connaissance et accélérer la transmission raisonnée de cette connaissance. Dans celui des organisations, dépasser certains cadres et schémas limitants. Et bien en amont encore, dans les parcours éducatifs mêmes, cela suppose de poser les jalons en termes de connaissances et de comportements permettant cette plasticité.
Vers un sens collectif de la responsabilité
En d’autres termes, le savoir, et la diffusion du savoir, pourraient opportunément servir ce mélange de valeurs, normes, attitudes, compétences et comportements liés à la sensibilisation au risque et à la prise de risque, qu’on peut par raccourci appeler « culture du risque ». Si l’on considère que la capacité à réagir de manière appropriée à une situation est renforcée par la connaissance a priori que l’on en a, la culture du risque sert probablement mieux le bien commun que l’exposition à ce dernier – qui certes l’inscrit dans la mémoire collective et provoque la résilience, mais à quel prix ? –, ou l’excès de règlement visant à l’empêcher – dont l’efficacité n’est pas garantie, voire qui déresponsabilise. Elle est un point d’appui pour qu’une somme de responsabilités individuelles irrigue à l’avenir un sens collectif de la responsabilité. Plus elle sera partagée, plus facilement le courage viendra, en particulier à ceux qui seront en position de décider, d’actionner avec sang-froid les leviers les plus pertinents, et d’assumer leurs décisions.