Mai 2052
En 2052, l’ère numérique des écrans et de la distraction perpétuelle a modifié nos cerveaux. La lecture, devenue marginale, est reléguée au rang d’activité de bien-être. Mais à quel prix…
Il est l’heure. Embarquement immédiat pour le silence. Pendant trente minutes, Clarisse Tissot sera injoignable. Pas de sport ni de méditation. Tous les matins, pendant trente minutes, elle lit. En 2052, la « lecture profonde » est une pratique courante, qui s’effectue seul ou en groupe. Cette semaine, cette sexagénaire a choisi La Promesse de l’aube, de Romain Gary, dans sa vieille édition de poche, cornée et annotée pendant ses années lycée. La promesse de 464 pages d’émotions fortes et authentiques. Temps de lecture estimé : sept heures, au moins. D’aucuns y verront un acte de résistance, à la hauteur du personnage. Elle aime que son prénom soit celui de son héroïne de toujours, Clarisse McClellan, dans Fahrenheit 451. Comme la figure iconique de Ray Bradbury, Clarisse Tissot se bat, croit-elle, pour la préservation de ce que les livres apportent aux humains.
Elle était encore jeune étudiante en lettres modernes à Rouen, en 2010, lorsqu’elle a découvert les travaux de Nicholas Carr. Cette année-là, l’Américain pose la question qui fâche dans un livre : Internet rend-il bête ? « Depuis ces dernières années, j’ai le sentiment désagréable que quelqu’un, ou quelque chose, bricole avec mon cerveau », confesse-t-il. Lire un livre lui est devenu… pénible. « Maintenant, ma concentration dérive au bout d’une page ou deux, explique-t-il. Je deviens nerveux, je perds le fil, je me mets à chercher autre chose à faire. J’ai l’impression de passer mon temps à ramener au texte mon esprit à la traîne. La lecture en profondeur, qui venait naturellement, est devenue une lutte. » Le chercheur cite un illustre médecin, Bruce Friedman, incapable d’absorber un long article.