Philosophe, auteur d’essais et contributeur pour des centres de recherche européens, Éric Sadin étudie l’évolution technologique et son impact sur la société. Il perçoit l’ère numérique actuelle comme la dernière mutation du néolibéralisme.
La pandémie semble peu à peu se résorber. Peut-on déjà en tirer des leçons sur notre rapport au numérique ?
Éric Sadin : Il convient d’abord de revenir au premier confinement et à la sidération globale qu’il a provoquée. La pandémie nous a soudain contraints à mener nombre de nos actions courantes en ligne : le travail, l’école, l’accès aux œuvres culturelles, les échanges usuels, même les consultations médicales, sans oublier les apéros basculés sur WhatsApp. Bref, une large part de ce qui est nommé « vie sociale » tout comme des évènements aussi sensibles que des conférences de chefs d’État se sont vus transposés en pixels.
La société ne s’est pas effondrée, car les infrastructures techniques – tout un système de plateformes de visioconférences, culturelles ou éducatives, auparavant utilisées de manière épisodique – étaient déjà en place. Nous avons pu traverser le choc des confinements grâce à leur robustesse, mais aussi, bien sûr, à la mobilisation de toutes les personnes qui œuvrent dans les secteurs de la logistique, de la maintenance, de la distribution… Ces fameux métiers de la « première ligne » qui ont été redécouverts. Dans les années 1970, un tel choc aurait sans doute provoqué un simple effondrement de la société.
Peut-on dire qu’il y aura un avant et un après la pandémie ?
Éric Sadin : Oui, clairement. Dans le monde du travail se dessine une rupture nette, avec, depuis le premier confinement, une forte pression sur le travail à distance. Je dirais même que nous basculons dans une économie du distanciel qui risque, pas à pas, de provoquer un nouveau détricotage du salariat. La nécessité d’opérer un « bon mix » entre le « présentiel » et le « distanciel » est ainsi devenue la nouvelle doxa. Or, il faut avoir à l’esprit que partout où la seconde formule pourra détrôner la première, tout y conduira vu les gains induits. Ces logiques vont mener à une prolifération de travailleurs indépendants répondant, au cas par cas, à des tâches ponctuelles, de surcroît à même d’être assurées par des personnes vivant dans des pays « mieux-disants » financièrement. Une nouvelle mondialisation émerge, n’étant plus celle de la main-d’œuvre manufacturière, mais des services, qui vont subir à leur tour un mouvement massif de délocalisation. Depuis Paris, grâce à la pratique généralisée de l’anglais, il est désormais possible de demander une prestation juridique ou un conseil design à des prestataires partout dans le monde. Il me semble impératif que cette nouvelle mise en concurrence, déloyale à l’échelle de la planète, fasse l’objet d’accords dans le monde du travail, mais aussi d’une saisie de ces enjeux par le législateur.
Dans L’Ère de l’individu tyran, vous tirez les conséquences de cette destruction du collectif…
Éric Sadin : La séquence actuelle n’a pas été créée ex nihilo par la pandémie. Elle marque l’aboutissement d’une longue histoire. En une quarantaine d’années, nous sommes passés d’un état d’individualisation de la société qui, en ne cessant de s’aggraver, a conduit à une atomisation, pour déboucher aujourd’hui sur ce que j’appelle un état d’« isolement collectif ». Le tournant néolibéral, l’ultraresponsabilisation de soi, l’autoentrepreneuriat de sa vie a préparé ce nouvel équilibre. Nous en sommes arrivés à voir maintenant les êtres conduire tant d’activités seuls face à leurs écrans, que la plupart se trouvent comme renvoyés à eux-mêmes. Notre internement sanitaire a constitué la dernière étape de ce processus en nous obligeant à vivre une « télésocialité généralisée ». Il a confirmé ce sentiment latent qui habite toute la société de ne pouvoir, tant bien que mal, ne nous en remettre qu’à nous-mêmes.
Pensez-vous qu’il soit possible d’éduquer les jeunes générations aux dangers du numérique et à ce risque latent de désocialisation ?
Éric Sadin : Cela me semble malheureusement difficile, car le succès du numérique, et singulièrement des réseaux sociaux, s’explique par la souffrance de nos sociétés. Ils viennent répondre au caractère très anxiogène de la vie contemporaine, qui est faite d’incertitudes. En accordant aux utilisateurs la satisfaction de s’exposer et de s’exprimer, les réseaux prennent une véritable valeur cathartique. Et l’éducation ne suffira pas à résoudre ce trauma fondamental de se sentir dépossédé de sa vie. En réalité, à moins de voir disparaître ces plateformes, je crains que cet état de crispation ne puisse que s’intensifier, car on ne peut rien contre l’ivresse que ces instruments procurent, dans une telle période de désorientation, de se sentir exister aux yeux des autres par l’expression de soi. Bien davantage que l’avènement d’une « post-vérité », ce à quoi nous avons assisté, c’est à une atomisation des croyances, chacun s’en remettant à sa propre perception des choses, rabattues à ses souffrances. C’est d’ailleurs à cette aune qu’il faut comprendre l’essor du complotisme, comme la sensation, illusoire, de reprendre les rênes de sa vie via des récits extravagants.
La régulation peut-elle être un levier plus efficace de contrôle du numérique, comme y travaille la commission gouvernementale « Les Lumières à l’ère numérique », dirigée par Gérald Bronner ?
Éric Sadin : Bien sûr, il faut mettre des limites dans le fonctionnement des plateformes, de l’e-commerce… Revenir des erreurs commises dans les années 2015, quand l’économie de plateforme était présentée comme l’horizon indépassable de nos sociétés. Il est également essentiel de borner juridiquement les excès sur les réseaux, et avant tout les paroles haineuses. Mais je ne crois pas que la régulation soit non plus à la hauteur des enjeux à l’œuvre ici. Le réflexe français, très technocratique, consistant, dès qu’il y a un problème de société, à monter des commissions, me semble particulièrement constituer un leurre. Selon moi, une véritable réponse à ces dérives passe par une réforme profonde de l’ordre politique et économique instauré depuis des décennies.
Les grands groupes du numérique, les Gafa, sont-ils les vainqueurs de la crise ?
Éric Sadin : Bien sûr, ces géants du numérique sont indubitablement les grands gagnants de cette crise. À l’échelle de la planète s’est opérée en quelques mois une brusque accélération de l’usage de leurs plateformes à des fins de commerce en ligne, d’accès à des quantités de services et de mise en communication entre les personnes. Ils ont définitivement supplanté tous les autres secteurs, comme le reflètent leurs capitalisations boursières. D’autant que, comme nous l’avons vu, dans le même mouvement, le dogme en vigueur depuis une quinzaine d’années de la « digitalisation des entreprises » s’est consolidé.
Comment considérez-vous l’émergence des métavers, ces nouveaux mondes virtuels, souvent présentés comme l’avenir d’Internet ?
Éric Sadin : Je crois qu’il faut prendre au sérieux ces mutations. Pour ces géants du numérique, les métavers semblent en effet constituer un nouvel horizon industriel. Chacun est invité à se connecter à ces mondes virtuels, en se munissant d’un casque et en choisissant un avatar numérique, pour opérer des achats, se distraire, rencontrer d’autres personnes. Cette nouvelle forme de sociabilité me semble simplement cauchemardesque.
Vous dénoncez le caractère profondément polarisant du numérique dans la société. Il est selon vous responsable d’une nouvelle ségrégation…
Éric Sadin : Ce phénomène de numérisation de la vie, et particulièrement la pression vers le télétravail, crée un monde de castes. Quel lien possible entre les groupes sociaux en mesure de bénéficier du télétravail et ceux qui continuent de se rendre sur leur lieu de production ? Les plus diplômés ont pu profiter de la numérisation pour quitter les grandes agglomérations, partir au grand air, quand les salariés de la logistique sont contraints à des conditions de travail de plus en plus harassantes, soumises aux ordres d’intelligences artificielles. Les chaînes de production dans les entreprises sont en effet de plus en plus équipées de capteurs qui évaluent en temps réel des cadences permettant à des systèmes d’ordonner en retour les actes à accomplir.
Dans Faire sécession, une politique de nous-mêmes, vous défendez l’idée du juste refus à l’intronisation de techniques ne visant que des impératifs d’optimisation. N’est-ce pas quelque peu utopique ?
Éric Sadin : Je ne crois pas. Nous voyons bien aujourd’hui à quel point nous payons le prix de ne pas nous être suffisamment mobilisés ces dernières années, notamment au regard de l’état en lambeau des services publics et de tous les dégâts occasionnés sur les psychés et les corps induit par la sacro-sainte doxa de la « transformation digitale » du monde du travail ayant eu cours depuis le tournant des années 2010. Je reste encore stupéfait du discours de glorification datant de ces années-là au sujet des start-up, entreprises qui n’ambitionnent qu’une vaine innovation, et se vantent, plein de cynisme, de « disrupter la société ». Il convient, en ces années 2020, de monter un projet de société exactement inverse d’aide aux collectifs. Cela dépend de chacun de nous. Depuis vingt ans, nous en sommes arrivés à ne nous soucier que de la défense de nos intérêts particuliers, au détriment de la prise en compte de valeurs communes fondamentales. À cet égard, l’expression « faire sécession » ne suppose en aucune manière de rompre avec l’ordre commun, mais, au contraire, de lui redonner tout son sens, en brisant volontairement avec des schémas devenus inopérants et en cherchant à dégager de possibles pistes d’action, à même de redonner toute sa vitalité à ce que suppose le bon exercice de notre condition politique. Je pense qu’il faut travailler à une « institutionnalisation de l’alternatif », encourager l’émergence d’une myriade de projets mus par des visées vertueuses : le principe d’équité, le respect du milieu, l’encouragement des savoir-faire. Aujourd’hui, la permaculture semble représenter la quasi unique option alternative. Il est tout aussi possible d’imaginer des projets collectifs dans les diverses formes d’artisanat, l’éducation, le soin, l’art…