Le philosophe André Comte-Sponville analyse la prudence qui anime l’ensemble des gouvernements face à la propagation de la Covid-19. Il revient également sur notre rapport à la mort, ainsi que sur les notions de solidarité et de peur.
Dans « Petit traité des grandes vertus » (1), vous listez 18 vertus. Quelles sont celles qui vous semblent indispensables dans la crise (sanitaire, environnementale, économique) que nous traversons actuellement ?
André Comte-Sponville : L’humour est bien sûr très utile. Mais à titre purement individuel et entre amis. À mon sens, la vertu la plus essentielle actuellement est la prudence. Au sens de la phronesis des grecs, la prudence est une vertu intellectuelle. Elle ne fixe pas les fins, mais choisit les moyens, « en comparant les avantages et les désavantages », nous explique Épicure. Prenons l’exemple du confinement. Le but était clair : éviter 300 000 morts et éviter que nos services d’urgence et de réanimation ne soient submergés. La prudence pose donc la question des moyens les plus efficaces pour une fin donnée. Cependant, la prudence n’est pas une science. Tous les gouvernements n’ont pas fait les mêmes calculs des avantages et des désavantages ; tous n’ont pas opté pour le confinement. C’est tout à fait normal car tous les pays ne présentaient pas la même situation initiale. La prudence suppose donc que l’on prenne en compte les situations particulières.
Au sujet de la prudence, vous dites : « La prudence ne règne pas mais elle gouverne. » Est-ce là l’une des vertus les plus hautes ?
André Comte-Sponville : La prudence ne règne pas, car ce n’est pas elle qui fixe les fins, mais elle gouverne, car c’est elle qui choisit les moyens. La prudence est l’une des vertus les plus nécessaires, pas l’une des plus hautes. Elle serait plutôt la plus basse de toutes les vertus, car c’est une vertu uniquement intellectuelle.
À la limite, un ordinateur pourrait calculer les avantages et les désavantages d’une décision qui requiert de la prudence. Les vertus les plus hautes sont celles qui fixent les fins : c’est le cas par exemple de l’amour, de la justice et de la compassion. Mais sans prudence, elles ne seraient guère efficaces !
Qu’est-ce que le « principe de précaution » ?
André Comte-Sponville : Le principe de précaution relève de la prudence. Il vaut pour les autorités publiques, étatiques ou territoriales, mais en situation d’incertitude : quand le risque est incertain ou impossible à calculer. Par exemple, la limitation de la vitesse sur la route relève non pas du principe de précaution, mais de la prévention (les risques de la vitesse sont certains et calculables). En revanche, les OGM, les centrales nucléaires, qui présentent un risque que l’on ne peut calculer, relèvent du principe de précaution.
Quels sont ses vices et ses vertus ?
André Comte-Sponville : Il existe deux interprétations possibles du principe de précaution. La première est la plus répandue et, à mon sens, la plus délétère. Il s’agit de dire : « Ne faisons rien qui présente un risque tel que nous ne sommes pas capables de le calculer exactement ni certains de pouvoir le surmonter », ce qui signifie très concrètement : « Dans le doute, abstiens-toi. » Comme il y a toujours un doute, on s’abstiendra toujours ! Ce principe devient alors un principe d’inhibition, qui bloque l’action. Dans ce cas, il n’y a plus de recherche, plus d’inventions et plus d’innovation. Imaginez qu’au paléolithique les hommes aient cessé de frotter des silex au prétexte qu’il n’était pas possible de calculer exactement le risque. Il y a eu des millions de morts, mais nous avons appris à faire du feu. De même, imaginez un seul instant que, vers la fin du XVIIIe siècle, l’inventeur de la machine à vapeur ait appliqué le principe d’inhibition… Si, depuis les débuts de l’humanité, nous avions respecté cette version du principe de précaution qui est un principe d’inhibition, nous serions toujours au paléolithique. La seconde interprétation du principe de précaution peut se définir comme ceci : « N’attendons pas qu’un risque soit certain ni que nous soyons capables de le calculer exactement pour entreprendre de le réduire ou de le surmonter. » Il s’agit alors de dire : « Dans le doute, agis ! » En l’occurrence, ce qui a été reproché au docteur Garretta dans l’affaire du sang contaminé, ce n’est en aucun cas d’avoir fait des transfusions, mais de n’avoir rien fait quand il a appris que le sang venant des prisons présentait un risque de contamination beaucoup plus élevé que le sang prélevé dans d’autres conditions. On lui reproche de ne pas avoir agi. Ainsi compris, le principe de précaution est un principe d’action. Malheureusement, dans les médias, au sein du grand public et même souvent chez nos politiques, la version qui règne est celle du principe d’inhibition.
Aujourd’hui, la question de la responsabilité semble s’opposer à la notion de liberté, au nom de la solidarité. Quelles sont les implications pour notre société ?
André Comte-Sponville : Responsabilité et liberté sont indissociables. Nous sommes responsables de ce que nous faisons librement. Cela dit, il n’existe pas de liberté infinie dans l’état social. Il serait donc irresponsable de vouloir bénéficier d’une liberté infinie, notamment lorsque cela nuit à autrui. La véritable question est celle du rapport entre responsabilité et solidarité. La responsabilité étant d’abord de faire ce qui dépend de soi, tandis que la solidarité, c’est de le faire avec d’autres. Toute société a besoin et de responsabilité et de solidarité. Ainsi, la mutualisation assurantielle des risques, par exemple, est une forme de solidarité ; mais elle suppose que les assurés fassent preuve de responsabilité.
« Le but de notre carrière, c’est la mort, c’est l’objet nécessaire de notre visée ; si elle nous effraie, comment est-il possible d’aller un pas en avant sans fièvre », explique Montaigne. Pensez-vous que le rapport à la mort a évolué depuis ?
André Comte-Sponville : La peur de la mort est aussi ancienne que l’humanité. Montaigne s’étonnait que les gens fassent tout pour l’oublier. « Mais, ajoutait-il, quand la mort les frappe eux ou leurs proches, quel effroi, quelle terreur, quel désespoir. » Nous en sommes exactement là. Tout d’un coup, au début de la pandémie de la Covid-19, les médias semblaient redécouvrir que nous étions mortels. Des mois durant, tous les soirs, les médias comptaient le nombre de morts. Il nous faut pourtant apprendre à accepter d’être mortels. Montaigne écrit dans les essais : « Tu ne meurs pas de ce que tu es malade, tu meurs de ce que tu es vivant. » Autrement dit, la mort fait partie de la vie et il est impossible d’aimer la vie sans accepter la mort. Il ne s’agit pas d’y penser chaque jour, mais de l’accepter avec nonchalance : « Je veux qu’on agisse et qu’on prolonge les offices de la vie tant qu’on peut, et que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait », nous dit encore Montaigne. Cela résume l’essentiel : ne sacrifions pas l’amour de la vie à la peur de la mort !
Les jeunes constituent la partie de la population la plus touchée par les mesures de lutte contre le virus. Plus largement, ils seront affectés par la crise à venir, économique et environnementale.
André Comte-Sponville : La situation des seniors ne s’est pas fortement dégradée au cours des dernières années. En revanche, le statut des jeunes s’est très fortement détérioré. Ce qui m’inquiète, c’est qu’on sacrifie l’avenir des jeunes à la santé de leurs parents ou de leurs grands-parents. Comment peut-on enseigner une langue étrangère en étant masqué ? De même, comment un bébé peut-il apprendre à parler face à des adultes masqués ? Nous sommes en train de compromettre lourdement l’avenir de millions d’enfants et d’adolescents.
La solidarité se fait-elle à leurs dépens ?
André Comte-Sponville : La solidarité intergénérationnelle est aussi vieille que l’humanité mais elle est traditionnellement orientée, c’est-à-dire que les parents se sacrifient pour leurs enfants, beaucoup plus que l’inverse. C’est tout à fait sain : n’importe quel père ou mère donnerait sa vie sans hésiter pour ses enfants. Lequel de nous accepterait que ses enfants donnent leur vie pour la nôtre ?
Quels conseils à destination des plus jeunes ?
André Comte-Sponville : Au nom de ma génération, j’ai d’abord envie de leur présenter mes excuses. Nous avons eu tellement de chance, aucune guerre, très peu de chômage, nous avons pu bénéficier de la pilule et désormais du Viagra ! Et nous leur laissons une situation bien plus inquiétante ! Le rôle d’un philosophe est de proposer des concepts comme outils de réflexion. J’en ai proposé trois dans le débat public. Le premier est le panmédicalisme : c’est faire de la santé la valeur suprême, en conséquence de quoi on tend à tout déléguer aux médecins. Pour paraphraser le titre de Lénine La Maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), je dirais que le panmédicalisme est la maladie sénile de l’humanisme. Humanisme, parce qu’il s’agit de sauver des vies, ce qui est bien. Mais sénile, car cela revient à privilégier les plus vieux, aux dépens des plus jeunes. L’autre concept est celui du « sanitairement correct », qui nous empêche désormais de dire certaines choses. J’ai par exemple choqué en affirmant que « tous les êtres humains sont égaux en droits et en dignité, mais que toutes les morts ne se valent pas ». Il est plus triste de mourir à 20 ans qu’à 81 ans (ce qui est l’âge moyen des décès liés à la Covid-19*). Le troisième concept est celui de l’ordre sanitaire. Ce que j’entends par ordre sanitaire, c’est la réduction drastique et durable de nos libertés au nom de la santé. Nous n’y sommes pas encore, mais reconnaissons quand même que le confinement est la plus forte restriction de libertés que quelqu’un de ma génération ait jamais connue. Or cette réduction de libertés est imposée par l’État, sur injonction médicale et sous le contrôle de la police, ce qui n’est pas anodin. Mon message aux jeunes est de respecter le confinement et les gestes barrières mais de refuser de faire de la santé la valeur suprême en résistant au panmédicalisme, au sanitairement correct et à l’ordre sanitaire.
Comment expliquer la forte aversion au risque de nos sociétés ?
André Comte-Sponville : Si les jeunes affectionnent le risque, les plus âgés en ont peur. Or nous vivons dans une société vieillissante… À cela s’ajoute la déchristianisation. Du temps où 99 % des Français croyaient en Dieu, les croyants se sentaient protégés par la providence. Il est ainsi écrit dans l’Évangile : « Pas un cheveu ne tombe de votre tête sans que le Seigneur du ciel l’ait voulu. » Nous avions alors d’autant moins peur de mourir que nous pensions qu’il y avait une autre vie après. C’est la raison pour laquelle nous avons aujourd’hui fait de la santé la valeur suprême. On ne rêve plus d’être des saints, donc on rêve de rester sain. Enfin, comme il y a de moins en moins de dangers dans la vie quotidienne, tout danger devient insupportable par sa rareté.
Montaigne écrit : « Ce dont j’ai le plus peur, c’est la peur. » Comment affronter la peur lorsque l’on enseigne la liberté d’expression, après l’assassinat de Samuel Paty ?
André Comte-Sponville : En faisant comme Samuel Paty : en opposant la liberté à la tyrannie, la tolérance au fanatisme, la raison à l’obscurantisme. Mais rien de cela n’est possible sans courage. Montaigne a connu les guerres de religion : il sait que ce sont les guerres les plus cruelles. À nous de combattre l’islamisme, pour sauver la paix et la liberté. Dans ce combat, les démocrates musulmans ont toute leur place !
Entretien réalisé le 16 octobre 2020
Références :
- Edité en 1995, PUF