Avril 2056
La Chine est sur le point d’atteindre la neutralité carbone à l’aube des années 2060. Avec ce bond en avant à marche forcée, Pékin peut désormais se targuer du leadership environnemental.
La nuit a été courte pour Dane Vince. La faute à deux calaos à casque rond. Le couple de volatiles à la bosse d’ivoire rouge s’est installé dans la canopée urbaine face à son appartement. Leur cri régulier, se terminant en rire maléfique, l’a tiré du lit avant même le lever du soleil. Mais le septuagénaire, bien que brouillé par le manque de sommeil, n’en tient pas rigueur à ces oiseaux d’une beauté atypique. L’espèce a évité de justesse l’extinction au début du XXIe siècle. Sorti sur sa terrasse végétale, cet entrepreneur britannique gobe une capsule de théine en fixant placidement ces perturbateurs nocturnes en haut d’un figuier étrangleur.
Lorsque Dane Vince est arrivé en 2028 en Chine, c’est justement pour vivre au contact de cette flore et faune qu’il a choisi de s’installer au sud-est du pays, à Liuzhou, dans la région autonome zhuang du Guangxi, limitrophe avec le Vietnam. Cette métropole avait déjà à cette époque l’allure d’une véritable ville-forêt. Les nombreuses variétés de plantes et d’arbres se sont depuis tellement développées que, en 2056, elles drapent de nuances de vert les rues, façades et sommets des immeubles. Ce concept de ville-forêt, imaginé par l’architecte milanais Stefano Boeri, a essaimé ces trente dernières années dans tout le pays. La végétation dense des villes permet de capter du CO2 et améliore ainsi la qualité de l’air de la cité. Cette jungle urbaine joue un rôle majeur dans la réduction des épisodes d’airpocalypse, fréquents au début du siècle et saturant l’air des villes en pollution. Mais cela s’explique aussi et surtout par une pléiade de mesures politiques et d’innovations technologiques. Au fil des plans quinquennaux ces quarante dernières années, le Comité central du Parti communiste chinois a ainsi accentué la traque de la moindre particule de carbone.
Cette chasse a été officiellement lancée fin 2020 par le président d’alors, Xi Jinping, lors d’un discours annonçant l’objectif d’atteindre à l’échelle nationale la neutralité carbone en 2060.
À cette période, le pays émettait 14 milliards de tonnes de carbone par an. Cette quantité a augmenté jusqu’au pic d’émissions de carbone en Chine juste avant 2030.
Pour mener la guerre face à ce polluant, l’arme la plus efficace du pays reste en 2056 son marché national du carbone. Il a été lancé début 2021 après plusieurs années d’expérimentation au niveau régional. Depuis cette date, l’État attribue des quotas annuels gratuits aux principaux émetteurs de carbone du pays et les réduit d’une année sur l’autre. Les entreprises qui émettent plus que ce qui leur a été alloué doivent acheter des droits à émettre auprès d’entreprises qui sont restées en dessous de leur quota. À défaut, elles s’acquittent d’une amende proportionnelle au surplus de carbone rejeté. Au lancement du marché chinois, la tonne de carbone se chiffrait à moins de 10 euros et les quotas ne concernaient qu’un peu plus de 2 000 centrales à charbon. Mais, en même temps que le marché intégrait d’autres pollueurs, issus des domaines de l’industrie, des transports, de la construction ou encore de l’agriculture, le prix de la tonne a progressivement augmenté. Il joue pleinement son rôle dans la réduction drastique des émissions de carbone depuis que la tonne a atteint les 100 euros. Et la tendance n’est pas près de s’inverser. La tonne pourrait même dépasser les 150 euros d’ici quatre ans en 2060, prédisent certains économistes de l’université de Tsinghua à Pékin. En fixant un prix au carbone, et en l’augmentant au fil des ans, le marché chinois a ainsi incité les entreprises à investir dans des équipements moins polluants pour échapper aux amendes.
Cette guerre au carbone est justement la raison pour laquelle Dane Vince a quitté son Angleterre natale. La création du plus grand marché national du carbone a encouragé de nombreux entrepreneurs étrangers à rejoindre, comme lui, l’empire du Milieu. Il se souvient avoir pris son billet d’avion alors que la tonne de carbone franchissait en Chine les 40 euros, dépassant ainsi sa valeur sur le marché européen. Son père, Dale Vince, magnat britannique des énergies renouvelables, avait créé en 1995 l’entreprise Ecotricity, qui s’était imposée autour de l’éolien et du solaire au Royaume-Uni. Mais lorsque Dane Vince est arrivé en Chine, le domaine des énergies renouvelables était déjà largement couvert par les entreprises étatiques chinoises. Le marché du carbone avait rapidement joué un rôle de catalyseur dans l’essor d’un nouveau mix énergétique. En 2056, Pékin semble quasiment sevré de son addiction au charbon. Ce combustible avait été le moteur de son essor économique phénoménal, jusqu’à représenter plus de deux tiers de la consommation énergétique du pays. Depuis le début des années 2050, les énergies fossiles représentent moins d’un cinquième du mix énergétique chinois. Les investissements en faveur des énergies renouvelables, de plus d’une centaine de milliards d’euros avant les années 2020, sont allés crescendo. Les champs de panneaux solaires et d’éoliennes ont été multipliés, s’étalant jusque sur les lacs et mers. Le solaire est le secteur qui a connu la plus forte croissance jusqu’en 2060, devant le nucléaire. Il a été multiplié par six en quarante ans.
Dane Vince n’a pas pris un aller simple pour Liuzhou l’année de ses 45 ans pour rivaliser avec les mastodontes de l’énergie verte comme Sungrow. Il s’est lancé à l’assaut du rêve chinois avec l’ambition de créer, en Chine, la plus grande mine à diamants au monde avec un bilan carbone négatif. Son père avait quant à lui présenté, fin 2020, les premiers Skydiamonds, produits artificiellement à partir du carbone capturé dans l’atmosphère. Des pierres précieuses obtenues en quelques semaines en laboratoire, contre plusieurs milliards d’années pour celles sous terre.
Le pari de Dane Vince a été gagnant. Bientôt trente ans après son arrivée à Liuzhou, les Skydiamonds se sont imposées face à leurs concurrents naturels. À mesure que le prix de la tonne de carbone a grimpé sur le marché national chinois, la valeur des diamants d’Ecocitry s’est envolée. Et, dans une société où la neutralité carbone est érigée en modèle, ces pierres précieuses n’ont pas tardé à séduire les élites du pays.
Pour capturer le carbone pur qui servira à produire les Skydiamonds, Ecotricity a recours à des aspirateurs sous forme de tourelles de sept mètres de hauteur, fonctionnant comme un filtre pour ne garder que le carbone contenu dans l’air et relâcher l’oxygène. Des installations similaires à celles de l’entreprise britannique – permettant de récolter un carbone de moins bonne qualité, mais en plus grande quantité – sont mises en place par centaines en périphérie et au cœur des villes. Là encore, le marché du carbone permet aux entreprises en dessous de leur quota de financer ces dispositifs de capture et séquestration du carbone.
Les aspirateurs à carbone, à l’origine réservés aux industriels, sont adaptés depuis les années 2040 aux particuliers. Dane Vince a installé sur sa terrasse et dans sa cuisine deux dispositifs de ce type, de la taille d’un cube de 80 centimètres de côté. Les modèles les plus petits peuvent même être directement fixés aux pots d’échappement des derniers véhicules thermiques autorisés à circuler dans les campagnes rurales chinoises. Les aspirateurs à carbone viennent d’ailleurs d’être rendus obligatoires pour chaque foyer à l’occasion du XXIe plan quinquennal courant sur la période 2056-2060. Ceux qui n’en sont pas équipés à partir de 2057 devront s’acquitter d’un nouvel impôt carbone. La matière ainsi récoltée, par les particuliers comme par les entreprises, peut servir à fabriquer des agrocarburants, à fertiliser les plantes sous serres ou par exemple à gazéifier les boissons. Le carbone est également injecté sous terre, pour extraire les dernières gouttes de pétrole de leurs nappes, ou directement être transformé en roche au contact du basalte en étant envoyé à 700 mètres de profondeur.
La Chine peut également compter sur d’importants puits naturels, les forêts, sols et océans, pour capturer et séquestrer le carbone. Dès les années 1980, elle avait lancé de vastes opérations de reboisement à grand renfort de dizaines de milliers de volontaires et de soldats. Elle a ainsi créé dans la région autonome de Mongolie intérieure, aux frontières nord du pays, la plus grande forêt artificielle du monde. De nombreux mécanismes financiers encouragent les entreprises à s’investir dans la conservation des forêts. Ecotricity a ainsi pu bénéficier de crédits carbone suite au financement d’opérations de reboisement à proximité de son usine à diamants. Mais, dans le pays, l’exemple en la matière est depuis longtemps le groupe Alibaba. En encourageant ses clients à reverdir certaines régions, il a planté plus d’un milliard d’arbres en une quarantaine d’années. La Chine a tant reboisé qu’il devient difficile de trouver des terres disponibles en 2056. Autre technique répandue en Chine : la culture d’algues pour capter le carbone à grande échelle. Elle se fait directement dans les océans. Microalgues et phytoplanctons aspirent le carbone de l’atmosphère et le précipitent vers les profondeurs océaniques où il est stocké. Cela contribue à désacidifier les océans, et les algues marines peuvent également produire des protéines lorsqu’elles sont récoltées. Les algues sont présentes jusqu’au cœur des villes. Lorsque Dane Vince est arrivé à Liuzhou, il a été surpris de retrouver des colonnes Morris dans les rues, similaires à celles qu’il avait croisées lors de séjours à Paris. Si ces colonnes ont conservé leur coiffe en forme de dôme vert, la partie servant initialement à l’affichage a été remplacée par un aquarium cylindrique. Les microalgues qui s’y trouvent permettent de capturer le CO2 et de le transformer en oxygène.
L’industrialisation de ces puits à carbone naturels et technologiques est l’un des investissements les plus importants du pays au service de la neutralité carbone, dépassant certaines années les sommes allouées à la production d’énergies renouvelables.
Si le marché national du carbone a été une aubaine pour Dane Vince et ses diamants, il a surtout permis à Pékin de mettre au pas l’ensemble des entreprises en faveur de l’environnement. Impossible pour le lobby du charbon de l’emporter face au Comité central du Parti communiste. Ce dernier avait réalisé au début du siècle que les objectifs économiques du pays ne pourraient être atteints sans une politique environnementale ferme. Une cinquantaine d’années plus tard, l’administration est entièrement organisée autour du ministère de l’Écologie et de l’Environnement et de celui des Ressources naturelles. Taxes antipollution, interdiction du chauffage au charbon pour les particuliers, interdiction de coupes de bois, interdiction dans les villes des véhicules thermiques et diminution des véhicules électriques au profit de ceux à hydrogène, réduction de la consommation de produits carnés ou encore développement de l’agriculture de précision… des salves de mesures strictes ont été prises avec la neutralité carbone en ligne de mire. Chaque citoyen chinois dispose ainsi d’une note carbone qui, en fonction de ses émissions, le contraint à se comporter de manière aussi décarbonée que disciplinée, en limitant par exemple ses déplacements ou même son alimentation.
Grâce à son engagement pour l’environnement, la Chine réussit à avoir une bonne image sur l’échiquier diplomatique, à défaut d’y arriver sur les droits de l’homme. Elle n’est pas le premier pays à atteindre la neutralité carbone, mais a été le plus rapide. Alors qu’il a fallu aux États-Unis plus de quarante-cinq ans pour y arriver à partir de leur pic d’émission de carbone, et plus de soixante-dix ans pour l’Europe, Pékin a atteint son objectif en à peine trente ans. Une efficacité qui sonne comme une revanche deux siècles après les guerres de l’opium. Même pour Washington, il devient de plus en plus difficile de lui contester le leadership environnemental. Les émissions de carbone par habitant aux États-Unis restent en 2056 plus élevées que celles en Chine. Le pays est surtout devenu une usine verte qui fournit le monde entier. C’est non seulement ici que se situent les plus importantes capacités de production d’énergies renouvelables au monde, mais c’est aussi en Chine que sont construits la majorité des panneaux solaires, éoliennes, véhicules à hydrogène ou puits à carbone utilisés sur terre, et en premier lieu pour l’Afrique.
Dane Vince rêve justement de nouveaux horizons. Un cadre du Parti, friand de ses diamants, lui a furtivement glissé que le Comité central prépare une ébauche de marché supranational du carbone. Malgré les réticences de Washington, qui préfère conserver avec la Chine un système de taxes carbone, Pékin peut compter sur le soutien de nombreux pays africains et européens, notamment ceux piégés par la dette des nouvelles routes de la soie, achevées en 2049. À défaut de rembourser les sommes avancées par la Chine pour construire ces infrastructures, les États pourront, dans le cadre de ce marché commun du carbone, rembourser la Chine en quotas carbone. La valeur de cette matière, à la tonne ou en carat, pourrait alors atteindre de nouveaux sommets.