Mars 2042
En 2042, la pénurie d’eau touche plus de 50 % de la population mondiale. Entre réactivité des politiques face à l’urgence et vision de long terme, le statut de l’eau ne va plus de soi.
« Bonjour Madame Ott, il est 5 h 50 ce lundi 3 mars 2042. Le résumé de la nuit vous concernant : tempête en Vendée, risque de mégafeux dans le Sud-Est… »
Claire ouvre un œil dans la moiteur de la nuit et bondit hors de son lit. Pendant qu’elle prend sa douche dans les trois minutes réglementaires – aspersion, savonnage, réaspersion –, son IA lui résume la situation. « Au Nord-Ouest, sur la côte Atlantique, la dépression baptisée Octa née au milieu de l’océan s’est transformée en tempête et a balayé cette nuit le littoral, ravageant jusqu’à l’intérieur des terres du département vendéen. Celles-ci ont été d’autant plus touchées qu’après l’effondrement d’une partie de la côte au niveau des Sables-d’Olonne, il y a six mois, les digues provisoires n’ont pu arrêter la surcote de mer. Des pointes de vent jusqu’à 151 km/h ont été enregistrées, notamment à La Roche-sur-Yon, les précipitations ont été équivalentes à trois mois de pluie en quelques heures. »
« Des morts ? », interrompt Claire, en boutonnant sa chemise. « Les habitations les plus susceptibles d’être concernées ont été évacuées la veille au soir, une dizaine de personnes se sont malgré tout fait surprendre. Plusieurs centaines de victimes ont trouvé refuge dans des gymnases et salles alentour. Dans toute la région Pays de la Loire, 150 000 abonnés sont privés d’électricité. En conséquence, l’alimentation en eau potable de la zone est durablement perturbée. Plusieurs stations de potabilisation sont à l’arrêt et les inondations provoquent la pollution des rivières et lacs. Hydrocarbures, intrants agricoles et matières fécales ruissellent et contaminent l’eau. La préfecture a commencé à diffuser des messages demandant aux habitants de ne pas boire au robinet, l’acheminement des stocks de bouteilles de la réserve stratégique a été demandé. »
Tandis que l’IA poursuit le détail des actualités (« Dans le Sud-Est, où l’on enregistre un déficit de précipitation de 90 % sur le trimestre hivernal, et où l’on constate déjà une inquiétante absence d’humidité des sols, deux départs de feu ont été constatés… »), la Madame Eau du gouvernement s’engouffre dans sa Tesla automatique, direction le ministère de l’Environnement.
Derrière la vitre défilent les rues de Paris. Claire compulse ses dossiers. Après trois ans passés avenue de Ségur, elle est aguerrie sur la gestion de l’eau en condition GC (grande catastrophe). Elle a déjà dû organiser la riposte à dix EC (épisode caniculaire), à six mégafeux… gérer les situations de stress hydrique est devenu une routine. Lorsqu’elle repense au temps d’avant, à cette Vendée verdoyante où elle partait en vacances avec ses parents dans les années 2010 au club de Saint-Jean-de-Monts avec sa piscine en bord de mer, elle se dit que le monde a basculé dans une autre dimension.
Il est vrai que, pendant très longtemps, la France a usé de son eau avec une bienheureuse inconscience. Bien que la loi, dite « loi sur l’eau », affirme dès 1992 que « l’eau est patrimoine commun de la Nation ». Ses différents usagers la considèrent aussi comme une manne toujours disponible. En début d’année 2022, l’état des réserves en France est encore jugé très satisfaisant. Le pays compte alors 193 milliards de mètres cubes (m3) disponibles par an, alors que les besoins s’élèvent à 32 milliards de m3 pour la même période. Le seuil de stress hydrique ayant été établi par l’Organisation mondiale de la santé en deçà de 1 700 m3 par habitant et par an, il est facile de se rassurer sur le constat que chaque Français dispose en moyenne de 3 265 m3 d’eau par an. Largement de quoi subvenir aux besoins de l’Hexagone.
Forts de ces études, les politiques de tous bords se sont abandonnés pendant trop longtemps à la procrastination, multipliant déclarations et vœux pieux sans que rien ne bouge vraiment, songe Claire en s’enfonçant dans l’habitacle de son véhicule. En 2011, le premier Plan national d’adaptation au changement climatique préconisait certes d’économiser 20 % d’eau en 2020… sans rien mettre en œuvre derrière. En 2019, aux Assises de l’eau, se manifestait la volonté de réduire les prélèvements de tous les usages de l’eau de 10 % en cinq ans et de 15 % en quinze ans, sans véritables moyens supplémentaires.
Pourtant, de graves signaux d’alerte avaient été enregistrés dès le début du siècle. À l’été 2018, tandis que Claire fête son bac S mention Très bien, la principale ville d’Afrique du Sud, Le Cap, menace de fermer tous les robinets, faute de stocks d’eau suffisants dans les barrages après trois ans de sécheresse. L’automne qui suit, Claire découvre, estomaquée, devant son écran, les camions-citernes desservant des villages de l’avant-pays savoyard français afin de ravitailler en eau potable leurs habitants. Il a fallu l’accélération de ces crises pour que se précise la prise de conscience : l’eau peut gravement faire défaut sur le territoire de la métropole. L’été 2022, marqué par la canicule et les effroyables incendies de Gironde, des Landes et même de la Bretagne, est un point de bascule. La sobriété devient le maître-mot, scandé à tous les étages de la société.
Pour tous, l’enjeu est double. Il s’agit de pallier les manques au niveau local, et, sur le long terme, de s’adapter à la nouvelle donne. Secteur par secteur, pouvoirs publics et individus tâtonnent, dans chacune des six zones géographiques rattachées à un bassin-versant en France, de Loire-Bretagne à Rhône-Méditerranée-Corse. Le monde industriel prend assez tôt la mesure du problème et réduit son utilisation d’eau de 3,6 à 2,7 milliards de m3 dès la période 2000-2013. Les décennies suivantes confirment la tendance, le coût des traitements et de l’épuration des eaux avant rejet incitant en effet certaines industries – l’agroalimentaire en tête – à investir dans des systèmes de filtration pour réutiliser l’eau.
L’agriculture souffre davantage, elle qui représente le secteur le plus gourmand en eau. Face aux sécheresses d’été plus fréquentes, certains cultivateurs ont décidé de s’unir dans les années 2010-2020 pour constituer des réserves sous forme de bassines, en retenant les pluies d’hiver ou en pompant les nappes phréatiques rechargées à cette période de l’année. Supportée dans un premier temps par les autorités, cette option fait naître une vive opposition auprès de mouvements écologistes qui dénoncent une solution à court terme, perturbant encore plus le milieu naturel. Pour son mémoire de fin d’études à l’école d’agronomie de Rennes, Claire a planché sur l’affaire des bassines de Cram-Chaban et du bassin du Mignon en Charente-Maritime. Elle a découvert à cette occasion les contre-propositions des mouvements écologistes et leur appel à limiter l’irrigation des champs par l’installation de capteurs d’humidité. Elle s’est intéressée à ce qu’on appelait l’agroécologie : diminution de l’emploi de phytosanitaires, installation de haies, labours peu profonds, rotations de parcelles, bref, toutes pratiques permettant de favoriser l’infiltration de l’eau dans le sol.
Ironie, songe Claire. Après une succession d’épisodes de heurts violents entre pro et anti-bassines, le débat a été proprement enterré dans les années 2030. Le manque de précipitations, la montée des températures et les sécheresses ont tué le jeu. Le secteur s’est transformé à marche forcée, les parcelles réorganisées, les agriculteurs restants se sont convertis pour la plupart à des cultures plus économes. En 2042, le maïs n’a pas totalement disparu des champs de France, mais il est largement remplacé par le sorgho et le tournesol, beaucoup moins avides en eau.
Vis-à-vis du grand public, les gouvernements successifs ont souvent privilégié l’incitation. En 2024, le label O-score est lancé en fanfare. Il est destiné à signaler aux consommateurs les marchandises qui ont besoin de peu d’eau pour être produites, et à pointer celles qui sont particulièrement hydrovores. Exit les jeans en toile de coton et le bœuf d’Argentine, implacablement notés F. Autre mesure généralisée en France en 2030 : une tarification mêlant un caractère progressif (plus on consomme, plus c’est cher) à des considérations de saisonnalité (prix plus élevé en été). Les piscines individuelles, elles, disparaissent peu à peu du paysage, vaincues par les taxes.
Il suffit de revoir les campagnes de communication d’une décennie à l’autre pour constater l’évolution des approches. Après « Trois minutes, douche comprise ! », slogan égrillard des années 2026-2030 pour diminuer le temps de chacun passé sous l’eau, en 2037, une nouvelle campagne de communication incite les Français à descendre en dessous de 100 litres utilisés par personne et par jour – contre 150 litres par jour en moyenne vingt ans auparavant. Le message est décliné sur tous les tons, de la fillette de 8 ans à l’ancêtre de 105 ans, avec un mantra : « Me laver, boire, profiter : 90 litres, c’est bien assez. L’eau c’est l’amour, l’eau c’est la vie. » Ponctuellement, un « mois de la fuite d’eau » est organisé pour inciter chacun à vérifier sa tuyauterie.
En 2038, alors que le thermomètre grimpe pour la première fois jusqu’à 50 °C à Paris et que toute la France suffoque, l’ambitieux Plan Bleu (PB), texte fondateur, va plus loin et prévoit entre autres mesures la mise en place de compteurs d’eau avec alerte individuelle par foyer par semaine. Des sanctions sont évoquées en cas de non-respect des seuils. Claire, conseillère principale du ministre Julien Bayou à l’époque, est particulièrement fière d’avoir participé à l’élaboration du volet « techno » du PB. Rappelant qu’un litre sur cinq d’eau traitée et mise en distribution en France se perd en route, le texte annonce la rénovation d’un quart du réseau de canalisation sur sept ans, en posant 4 milliards d’euros par an sur la table pour aider les collectivités à s’attaquer au problème.
Dans un même élan, le Plan Bleu affirme le principe de l’intensification du maillage ReUse en France, afin d’harmoniser et compléter le dispositif déjà en fonction. Cette solution, qui consiste à réutiliser les eaux usées traitées pour aboutir à de l’eau potable, a longtemps été freinée par une réglementation européenne très stricte et par une législation française plus stricte encore. Dans les années 2020, seule 0,6 % de l’eau était ainsi recyclée en France, contre 14 % en Espagne et 80 % en Israël. Par la suite, la réglementation européenne s’est assouplie, suivie par la loi française. Début 2022, le premier programme global d’économie circulaire de l’eau d’Europe, baptisé Projet Jourdain, avait été lancé en grande pompe aux Sables-d’Olonne. Après le succès de l’expérimentation, en 2027, trois villes se sont portées candidates pour accueillir elles aussi cette solution. Mais, en 2042, le mouvement a pris du retard et seules deux stations supplémentaires fonctionnent, à Biarritz et à Sète.
Parallèlement, dans le débat public européen, une petite musique se fait entendre, portée par certains intérêts économiques et quelques politiques. Ceux-là n’hésitent pas à dire que, dans ce contexte de rareté hydrique où les usages sont plus que jamais concurrents, il serait temps de changer le statut de l’eau pour réguler le secteur. La semaine dernière, sur le projo de Claire, s’affichait en caractères XXL la proposition du nationo-libéral Alex Rodier de créer une Agence de l’eau gouvernementale distribuant des droits d’eau commercialisables, afin d’adapter l’offre à la demande sur l’ensemble du territoire. « Payer le véritable prix de l’eau, c’est assurer les investissements nécessaires à son bon acheminement et préserver sa qualité », affirmait le député en citant l’exemple des contrats eau américain, certes spéculatifs, mais « utiles comme outil de gestion de la ressource ». « Faire de l’eau une marchandise ? Jamais ! », ont aussitôt réagi de nombreuses ONG et groupements de citoyens, rappelant que, dans le passé, la financiarisation de l’eau dans de nombreux pays, du Chili à l’Australie, s’était soldée au mieux par des résultats mitigés, le plus souvent par une pénurie pour les populations (sur ce sujet, relire le dossier « La finance package l’or bleu », dans L’Actuariel n°39).
Claire, bien sûr, a porté la voix du gouvernement dans le débat, répétant dans tous les médias que l’eau est un bien commun et un droit humain non commercialisable. D’où lui vient cette lassitude soudaine, alors qu’elle approche du ministère ? Elle jette un œil sur le message urgent envoyé par le préfet de Vendée, en panique. Le stock de la réserve stratégique n’a semble-t-il pas été reconstitué de façon suffisante depuis la dernière urgence, il manque des millions de bouteilles. Message suivant : un texto bien renseigné du PDG d’Aqualub, l’un des partisans acharnés de la valorisation de l’eau, propose de livrer dans la journée les bouteilles nécessaires.