Pour les scientifiques travaillant sur les risques systémiques, la pression des activités humaines sur tous les écosystèmes est désormais telle qu’un effondrement global menace nos sociétés. Une alerte que les économistes partisans de la croissance ignorent et que les défenseurs du progrès rejettent, au nom de l’inventivité humaine.
« Une politique écologique est-elle compatible avec une économie de la croissance ? » Voilà comment un internaute a interpellé Édouard Philippe le 2 juillet, lors d’un Facebook Live organisé depuis Matignon. La réponse du Premier ministre, largement reprise par les médias et les réseaux sociaux, a pu surprendre : elle évoquait le risque… d’effondrement. Pour lui, faire en sorte que « notre société humaine n’arrive pas au point où elle serait condamnée à s’effondrer » est « une question assez obsédante ». Quant à Nicolas Hulot, également présent durant ce Live, il a répondu de façon encore plus radicale, en démissionnant de son poste de ministre de la Transition écologique et solidaire le 28 août.
La reconnaissance d’un péril déjà annoncé
Qu’un chef de gouvernement déclare publiquement avoir conscience d’un risque aussi alarmant est un fait nouveau. D’autant que le Premier ministre se réfère au livre du scientifique américain Jared Diamond Effondrement, qui définit ce phénomène comme « une réduction drastique de la population humaine et/ou de la complexité politique/économique/sociale, sur une zone étendue et une durée importante ». Mais le fond du problème, lui, n’a rien de récent. Cela fait même quarante-six ans qu’il existe dans le débat public. En 1972 sort en effet le rapport The Limits to Growth, réalisé pour le Club de Rome. Une équipe de scientifiques du Massachusetts Institute of Technology, dirigée par le physicien Dennis Meadows, en est l’auteur. Son originalité tient dans le fait de présenter la première modélisation des conséquences de la croissance sur les ressources naturelles. Cinq variables principales sont prises en compte dans ce modèle baptisé World 3 : démographie, production industrielle et agricole, ressources non renouvelables et pollution persistante. Verdict : si les tendances de ces cinq variables se poursuivent, les limites de la croissance sur cette planète seront atteintes « sometime within the next one hundred years ».
La dynamique interne de l’effondrement
L’explication ? « Les variables “démographie” et “production industrielle et agricole” suivent des croissances exponentielles, explique Pierre-Yves Longaretti, physicien à l’Ipag et chercheur dans l’équipe Steep de l’Inria (1). Par ailleurs, le modèle intègre des boucles de rétroactions positives qui amplifient ce caractère exponentiel. Exemple : l’intensification de la production agricole, destinée à nourrir une population grandissante, renforce encore l’augmentation “naturelle” de la population. » Attention, le modèle inclut également des boucles de rétroactions négatives. Exemples : la pollution, qui croît tendanciellement avec la démographie, restreint l’espérance de vie ; la diminution des ressources non renouvelables réduit le rendement du capital. En toute logique, ces forces contraires à la croissance devraient nous empêcher de dépasser les limites des écosystèmes. Mais ce n’est pas le cas. Les impacts négatifs se développent dans l’ombre et ne sont pas tangibles suffisamment tôt. « Ce retard est au cœur de la dynamique de l’effondrement, poursuit Pierre-Yves Longaretti. Comme la menace n’est pas ou est mal identifiée, les mesures préventives ne sont pas prises à temps. Résultat : quand le danger devient réel, il est trop tard pour intervenir. Les capacités de renouvellement des ressources naturelles ne sont plus seulement dépassées : elles s’érodent. »