Emmanuel Faber, ancien PDG de Danone, a été nommé à la tête de l’International Sustainability Standards Board (ISSB) en décembre. Il revient, pour L’Actuariel, sur les priorités de sa mission, alors que s’achève, fin juillet, la consultation du marché sur les deux premiers standards de reporting publiés par l’ISSB.
Comment calcule-t-on l’empreinte carbone d’une entreprise ou sa consommation d’eau ? Sous quelle forme doit-on présenter son impact sur la biodiversité ? Comment rend-t-on compte de son niveau d’équité salariale ou de sa politique en matière de chaîne de sous-traitance ? La standardisation des données extra-financières est devenue une priorité, tant pour les acteurs financiers qui les utilisent que pour les entreprises qui les produisent. Beaucoup de régulateurs à travers le monde se sont saisis du sujet. En Europe, cette normalisation passe par le vote de la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) et le travail technique de l’Efrag (European Financial Reporting Advisory Group) (voir encadré). Aux États-Unis, c’est la SEC qui est aux manettes. Mais à l’échelle internationale, c’est la fondation IFRS qui s’est investie de ces sujets, avec le soutien du G20 : elle a créé en novembre 2021 l’International Sustainability Standards Board (ISSB), pour édicter des normes extra-financières de portée mondiale, sur le modèle de celles qu’elle a établies au début des années 2000 en matière comptable.
À qui s’adressent les standards en matière d’information extra-financière sur lesquels travaille l’ISSB ?
Emmanuel Faber : La mission première de l’ISSB est de répondre aux besoins des marchés de capitaux : nos standards seront donc en premier lieu utilisés par les entreprises, les investisseurs et les banques, car ils les aideront dans l’évaluation du coût du capital. Nous pouvons aussi y ajouter les autorités de régulation, telles que le Conseil de stabilité financière (FSB) qui est intéressé par nos travaux, notamment sur le volet décarbonation des portefeuilles bancaires. Enfin, nous reconnaissons l’existence de parties prenantes plus larges, dans les sphères de la société civile ou des politiques publiques, qui pourront aussi utiliser nos standards.
En quoi une structure comme l’ISSB, émanation du secteur privé, est-elle légitime pour répondre à ce besoin de standardisation ?
Emmanuel Faber : Notre légitimité s’appuie sur celle de la fondation IFRS et la portée internationale des normes comptables qu’elle a édictées il y a vingt ans. Rappelons que chaque juridiction est libre ou non d’adopter les normes comptables IFRS. Or plus de 140 pays ont fait ce choix. Concernant les normes extra-financières, il y aura deux façons d’adopter les standards que nous préparons. La première repose, comme pour les normes comptables, sur leur approbation par l’OICV-IOSCO – qui supervise les marchés de capitaux à l’échelle internationale – puis par les juridictions elles-mêmes. La seconde relève d’une adoption par le marché : contrairement au domaine comptable, il n’existe à ce stade aucune forme de normalisation extra-comptable autre que privée. L’existence de ces standards privés, comme ceux du Sustainability Accounting Standards Board (SASB), de l’International Integrated Reporting Council (IIRC) ou encore du Global Reporting Initiative (GRI), montre qu’il existe une demande des entreprises et des investisseurs, qui ont besoin de comparabilité. Il est donc possible que ces derniers décident d’adopter, de manière proactive, nos normes avant même le processus d’adoption juridictionnel classique. Nous nous appuyons d’ailleurs sur ces normes privées existantes pour établir nos propres standards.
Des juridictions comme l’Union européenne mais aussi les États-Unis sont en train, elles aussi, de préparer leurs propres normes. Travaillez-vous ensemble ?
Emmanuel Faber : La mission de l’ISSB est de créer un système normatif qui soit efficace pour les entreprises qui préparent les reportings – en évitant de les multiplier – et utile aux investisseurs pour prendre leurs décisions. Notre but est donc de créer une base de référence mondiale sur laquelle les juridictions pourront ajouter des briques. Beaucoup des travaux de ces juridictions vont aboutir plus ou moins en même temps. Les nôtres devraient ainsi être prêts fin 2022. Il est donc important qu’il y ait un travail de coordination et de recherche de solutions d’alignement. C’est pourquoi nous avons créé, fin avril, une plateforme de collaboration et de coordination à laquelle nous avons invité différentes juridictions qui travaillent activement sur ces sujets – l’Union européenne, les États-Unis, le Royaume-Uni, le Japon et la Chine.
Au cœur de l’approche européenne, il y a la notion de double matérialité, à la fois financière et d’impact, des sujets de durabilité. Celle de l’ISSB, au contraire, se focalise sur la seule matérialité financière. Ces deux approches ont-elles vocation à converger ?
Emmanuel Faber : Je ne pense pas que ce soit souhaitable, car elles ne répondent pas aux besoins des mêmes interlocuteurs, selon qu’ils soient des décideurs financiers, des ONG, des académiques ou des régulateurs. En revanche, il faut répondre à ces différents besoins sans confusion ni doublons. C’est la raison pour laquelle nous avons noué un accord avec GRI, qui travaille sur la matérialité d’impact : les entreprises qui souhaitent ou doivent répondre à une exigence de double matérialité pourront utiliser les standards de l’ISSB pour la partie financière et ceux de GRI pour la partie impact. Nous nous assurons que les deux jeux de standards se connectent pour offrir une suite complète de solutions cohérentes, sans doublon ni lacune, tout en restant distincts. En revanche, sur la partie relative à la matérialité financière, il faut que les éléments demandés restent les plus similaires possibles d’une juridiction à l’autre.
Peut-on vraiment faire l’économie d’une matérialité d’impact lorsque l’on édicte des normes extra-financières ?
Emmanuel Faber : Nous nous intéressons à l’impact puisque nous demandons aux entreprises de repérer, dans un premier temps, toutes les informations significatives en matière de durabilité. Ce n’est que dans un second temps qu’elles doivent filtrer celles susceptibles d’être financièrement matérielles, c’est-à-dire susceptibles de faire changer la décision qu’un investisseur prendrait. Nous regardons bien à la fois les impacts des facteurs environnementaux et sociaux sur l’entreprise (« outside-in ») et l’impact de l’entreprise sur les facteurs environnementaux et sociaux (« inside-out »), mais nous utilisons ensuite un filtre propre à l’utilisation qui est faite de nos standards par les marchés de capitaux. Cela n’enlève en rien la question de la légitimité des autres aspects, d’où notre accord stratégique avec GRI.
À ce stade, les standards de l’ISSB se centrent sur le climat. D’autres thèmes, sans matérialité financière aujourd’hui, pourraient-ils être ajoutés demain ?
Emmanuel Faber : Cela renvoie à la question de la matérialité dynamique. Si l’on compare aux normes comptables, nous ne sommes pas en 2000 quand il s’agit d’écrire des normes standardisées à l’échelle internationale, mais en 1933 quand chaque entreprise utilise le référentiel comptable qu’elle veut et que l’on décide de créer les US GAAP ! À ce stade, nous ne savons pas ce qui sera, demain, matériel. Qui aurait prédit, en 2018, que le mouvement Black Lives Matter allait influencer les débats au point de pousser le régulateur américain à proposer des normes sur les informations relatives à la diversité et l’inclusion ? Dans notre approche, tous les mots comptent : notre objectif est de fournir les informations susceptibles d’influencer « l’évaluation » de la valeur de l’entreprise, pas la valeur de l’entreprise elle-même. Cela introduit une forme de distanciation possible par rapport au seul calcul mécanique des flux de trésorerie actualisés. Si demain, les investisseurs expliquent qu’ils ont besoin, pour faire leur évaluation, d’informations en lien avec Black Lives Matter, cela deviendra, pour nous, une information utile à la décision sur laquelle il faut une norme de reporting. Nous n’avons pas de légitimité politique à décider ce qui est bien ou mal. En revanche, nous avons la responsabilité de faire en sorte que les informations utiles à la décision des investisseurs existent. Contrairement à la comptabilité, nous ne sommes pas « principle-based » mais « data-based ». Par exemple, nous sommes neutres par rapport à la taxonomie européenne mais elle nous oblige à être plus précis dans ce que nous demandons aux entreprises en matière de mix énergétique.
Au sein de la fondation IFRS, collaborez-vous avec les équipes en charge des normes financières ? Peut-on s’attendre, un jour, à une fusion des deux dimensions ?
Emmanuel Faber : Nous venons d’intégrer l’IIRC qui propose un schéma de reporting intégré. Cela va structurer la manière dont les deux conseils – l’IASB pour les normes financières et l’ISSB pour les normes extra-financières – vont collaborer. Du fait de notre approche de matérialité financière, il est fondamental que nos normes soient connectées avec les états financiers, qu’ils soient conformes aux IFRS ou aux standards nationaux d’ailleurs. La Fondation IFRS est la mieux placée pour faire ce travail de connexion et éviter les superpositions ou les lacunes : c’est une des raisons fondamentales pour lesquelles les parties prenantes ont demandé à la Fondation IFRS de créer l’ISSB. La fusion des deux organes n’est pas à l’ordre du jour.