Des lois aux normes en passant par la pression des ONG et des actionnaires, quels moteurs incitent les décideurs à se tourner vers des modèles plus vertueux ?
L’entreprise des années 1980, uniquement préoccupée par la satisfaction financière de ses actionnaires, semble avoir vécu. Désormais, par conviction personnelle, sous la pression des consommateurs et des financiers, ou sous la contrainte de lois et de normes, les groupes s’interrogent tous sur leur responsabilité sociale et environnementale (RSE). Les multinationales transforment peu à peu leurs pratiques afin de répondre aux nouvelles exigences. Les PME commencent doucement à suivre la tendance.
La houlette du réglementaire
Au temps de la création des premières entreprises en Europe, comme la Manufacture royale des glaces et des miroirs en France, il paraissait évident que les sociétés, dotées de capitaux publics, devaient servir l’intérêt public. La révolution industrielle entraîne un changement de paradigme ; les États se tournent alors vers les capitaux privés afin de financer le développement des innovations. Pour délimiter l’activité de ces nouveaux entrepreneurs, la puissance publique se tourne vers le législateur. Ainsi, sous la pression des syndicats, en plein essor capitaliste, une première loi est votée en France, en 1841, sur le travail des enfants. Aujourd’hui, le Parlement tente régulièrement d’orienter les pratiques des entreprises vers ce qui lui semble être l’intérêt général, comme le démontre la loi Sapin II sur la transparence et la lutte contre la corruption (2016) ou encore la loi sur le devoir de vigilance des sociétés-mères (2017), qui tient pour responsables les grands groupes transnationaux des atteintes graves aux droits humains et à l’environnement résultant de leurs activités, mais aussi celles de leurs fournisseurs et de leurs sous-traitants…
Via la fiscalité, la loi oriente aussi largement le comportement des entreprises, notamment des PME, très sensibles aux impératifs de rentabilité. « En plus des allocations gratuites de CO2 attribuées à l’usine, nous avons besoin, pour assurer notre production de carbonate et bicarbonate, d’entre 100 000 et 200 000 tonnes d’achat de quotas CO2 chaque année, explique ainsi Frédéric Louis, directeur de la soudière Novacarb, à Laneuveville-devant-Nancy (Meurthe-et-Moselle), qui emploie 300 salariés. Il y a cinq ou six ans, la tonne de CO2 émis valait 5 euros, c’était encore abordable. L’année dernière, elle est passée à 30 euros, et cette année à 40. Sans modification de notre mix énergétique, cela serait devenu insoutenable pour notre équilibre économique. » Sous la pression de la taxe carbone, cette filiale du groupe pharmaceutique Seqens s’est donc engagée depuis trois ans dans une trajectoire de sortie du carbone en investissant dans une station de cogénération biomasse et dans une centrale de valorisation de combustible solide de récupération.
En amont des textes réglementaires, les normes professionnelles, à valeurs incitatives, font également évoluer les pratiques. Ainsi, bien avant la loi Devoir de vigilance, née du drame du Rana Plaza en 2013 au Bangladesh, la norme ISO 26 000 conseillait aux entreprises de s’intéresser aux pratiques de leurs fournisseurs. « Les normes ont souvent un temps d’avance sur la loi, car elles sont élaborées de manière très ouverte et consensuelle. Au sein des commissions de normalisation (CN) remontent toutes les interrogations exprimées par les membres. Par exemple, la CN développement durable-responsabilité sociétale écoute ses membres et autres parties prenantes telles que les partenaires publics (ministères, agences gouvernementales, institut de recherche, etc.), les partenaires d’affaires (consommateurs, entreprises, associations professionnelles, agence conseil, etc.) ou la société civile (monde associatif, etc.). Toutes ces attentes et besoins proviennent du terrain », détaille Nicole Goineau, présidente de la commission développement durable-responsabilité sociétale de l’Afnor.
La pression de divers acteurs
En parallèle du cadre juridique ou normatif, les grandes entreprises subissent la pression accrue des ONG et des consommateurs, et notamment des jeunes générations. Depuis une dizaine d’années, dans toutes les cultures économiques occidentales, ces derniers expriment le désir très net d’avoir, certes, le prix le plus bas, mais aussi le sentiment de contribuer à l’avènement d’un monde meilleur. Ainsi, en décembre 2018, en pleine COP sur le climat, des centaines de militants environnementaux s’étaient rassemblés devant le siège de la Société Générale à Paris, faisant mine de nettoyer le bâtiment, afin de dénoncer le financement par la banque des énergies fossiles. En janvier 2020, cinq associations et quatorze collectivités territoriales, dont les villes de Grenoble, Nanterre ou Sevran, se sont de leur côté associées pour assigner le géant Total en justice afin « qu’il lui soit ordonné de prendre les mesures nécessaires pour réduire drastiquement ses émissions de gaz à effet de serre ».
Les actionnaires jouent également un rôle actif dans l’orientation de l’activité des sociétés en portefeuille. Les plus grands fonds, comme BlackRock aux États-Unis ou Amundi en Europe, commencent à prendre en compte les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) pour leurs investissements les plus récents. Ces exigences se répercutent ensuite tout au long de la chaîne de financement. « Nos propres investisseurs institutionnels nous demandent un reporting ESG de nos participations, note ainsi Marie-Gabrielle Lemétais, associée au sein de la société d’investissement à impact Ring Capital. Pour que l’exercice ne se limite pas à un simple envoi de questionnaires, nous répondons aux données que nous remontent les entreprises du portefeuille en leur fournissant une synthèse avec des éléments de comparaison avec des sociétés semblables sur les différents critères en jeu. Nous avons travaillé avec une plateforme de reporting, Sirsa.io, qui nous aide à fixer avec chacune des objectifs concrets et cohérents avec leur activité. Nous organisons aussi des ateliers thématiques, par exemple sur les bonnes pratiques écologiques en matière d’informatique, où sont invités des représentants de toutes les sociétés du portefeuille afin d’entendre les conseils des plus avancés sur le sujet et de partager de bonnes pratiques. »
La crainte d’une performance dégradée
Selon les dernières données de l’Association française de la gestion financière (AFG), l’encours de l’investissement responsable, au sens large, s’élevait, fin 2019, à près de 2 000 milliards d’euros. Et, désormais, toutes les sociétés cotées peuvent voir leurs cours marquer le pas en cas de défaillance sur ces critères ESG. « Certes, la valorisation des entreprises en Bourse s’établit à partir de données financières. Mais des études récentes montrent que les cours d’une société sont durablement affectés en cas de controverse, que celle-ci soit environnementale ou sociale. Par de multiples initiatives, comme le CAC40 ESG ou l’offre ESG Advisory, Euronext tente de flécher au maximum l’épargne vers les entreprises qui affichent des engagements ESG réels et ambitieux, et accompagne ces dernières dans leur stratégie RSE », avance Ghislain Boyer, en charge des sujets ESG pour la division des services aux entreprises d’Euronext.
Au plus près du terrain, les banques jouent également un rôle central dans le financement de la transition. À la suite de l’accord de Paris en 2015, l’Union européenne a imposé aux institutions financières de communiquer auprès des investisseurs et des consommateurs sur leur stratégie en matière d’investissements et l’intégration des facteurs (ESG). Depuis 2015, la plupart des grandes banques jouent le jeu et se sont engagées à limiter leurs investissements et financements d’activités polluantes ou émettrice du CO2. « Le monde de la finance a pris conscience de son rôle clé dans les transitions écologiques et sociales. Elle a en effet la responsabilité de flécher les financements et donc de permettre ou non le lancement d’une activité en fonction de son impact. Peu à peu, les bonnes pratiques s’uniformisent d’une maison à l’autre », note ainsi Camille Damourette, animateur du groupe d’experts de l’Afnor en charge de l’économie et du changement climatique et de la responsabilité sociétale.
Des systèmes de prêts au taux d’intérêt indexé sur un objectif de performance extra-financier social ou environnemental commencent ainsi à se développer. Sous peine de voir leurs propres performances se dégrader, les entreprises sont incitées à se préoccuper de leur impact pour demander un prêt, mais aussi répondre à un appel d’offres public. Le gouvernement s’est engagé au moment du vote de la loi Pacte sur le fait que l’Union des groupements d’achat public (UGAP) prendrait davantage en considération les critères RSE des PME lorsqu’elles soumissionnent pour des marchés publics. Le mouvement s’est également étendu aux grands donneurs d’ordre privés, qui attendent de leurs fournisseurs une bonne prise en compte des risques sociaux et environnementaux.
Certains groupes, enfin, n’ont pas eu besoin de pression extérieure pour se préoccuper de la durabilité de leur action. Ils ont modifié leur comportement pour préserver leurs ressources. Ainsi, au Burkina Faso, L’Oréal a mis en place un modèle de gestion durable, baptisé Solidarity Sourcing, pour son approvisionnement en beurre de karité, essentiel à la composition de près de 1 200 de ses produits d’hygiène. Le géant du cosmétique a notamment participé à la modernisation des foyers utilisés pour faire bouillir l’eau destinée à ébouillanter les noix de karité afin de limiter la coupe des arbres à karité.
Vers une solution harmonisée à grande échelle ?
Les usages changent et s’inscrivent peu à peu dans des normes communes. Ainsi, aujourd’hui, les sociétés cotées et les grandes PME communiquent de plus en plus, dans les documents annexes à leurs résultats financiers, sur leurs actions visant à intégrer les questions environnementales, sociales et de gouvernance dans leurs activités. Il reste en revanche très complexe d’en évaluer pleinement l’impact économique, de mesurer le degré d’engagement des entreprises sur la voie d’une transformation durable ou de comparer les chemins parcourus d’un groupe à l’autre.
Pour remédier à cette absence de cadre, les initiatives se multiplient sur fond de lutte d’influence entre les États-Unis et l’Europe. Depuis 2019, suite à la directive européenne de 2014 sur la transparence et la publication d’informations extra-financières, les entreprises françaises de plus de 500 salariés (ou au bilan supérieur à 20 millions d’euros pour les groupes cotés, à 100 millions pour les non-cotés) doivent ainsi se soumettre à l’exercice de la déclaration de performance extra-financière (DPEF). En Europe, les déclarations de 2022, concernant l’exercice 2021, incluront une taxonomie des activités vertes. L’acte délégué de juin 2020 en précise la définition : la vertu environnementale d’un investissement sera mesurée selon plusieurs critères : réduction des émissions de gaz à effet de serre, adaptation au réchauffement climatique, protection des ressources et écosystèmes marins, transition vers une économie circulaire, lutte contre les pollutions ambiantes et défense des écosystèmes et de la biodiversité. Pour être classifiée « verte », une activité doit « avoir une contribution positive significative » à au moins l’un des objectifs et « ne pas avoir d’impact négatif majeur » sur tous les autres objectifs. La Commission européenne se prononcera sur le classement du nucléaire et du gaz, source d’intenses débats entre les États, à la fin de l’année. En ce qui concerne l’énergie nucléaire, la Commission attend les conclusions de deux comités indépendants : le groupe d’experts sur la radioprotection et la gestion des déchets et le comité scientifique des risques sanitaires, environnementaux et émergents.
Reste à trancher la question de la standardisation internationale, du choix des outils de valorisation. « Techniquement, il est possible aujourd’hui d’intégrer les données extra-financières au cadre comptable traditionnel, c’est ce que l’on appelle le rapport intégré, avance Ghislain Boyer d’Euronext. L’IFRS Foundation travaille très concrètement sur une solution harmonisée. Pour avancer vers une standardisation du reporting extra-financier, reste maintenant à choisir, pour faire simple, entre la norme américaine (IFRS, SASB) et la norme européenne (EFRAG, NFRD). C’est un enjeu politique et économique. Par ailleurs, certains grands groupes comme L’Oréal ou Kering n’ont pas attendu après la réglementation pour effectuer un rapport intégré depuis plusieurs années. » Selon l’International Integrated Reporting Council (IIRC), le rapport intégré se base sur six types différents de capitaux permettant de définir la valeur d’une entreprise : financiers, manufacturiers, naturels, sociaux, humains et intellectuels. Chaque année, moins de 3 000 rapports de ce type sont publiés à l’échelle mondiale.
De nouveaux modes de compatibilité
En parallèle des réflexions autour du reporting extra-financier, qui cherche essentiellement à quantifier les services rendus par l’écosystème à l’entreprise, mais aussi les dommages que celle-ci peut provoquer, des chercheurs ont développé des modèles de comptabilité alternative intégrant directement les impacts environnementaux et sociaux de l’entreprise dans ses documents comptables. Une opération très exigeante qui nécessite de maîtriser les bilans des flux physiques de l’activité afin d’identifier clairement l’évolution du capital naturel et humain. D’un point de vue méthodologique, deux grandes approches s’opposent sur le sujet. La méthode Genuine Savings de la Banque mondiale repose sur une vision de la durabilité faible : les différentes formes de capitaux sont considérées comme substituables les unes aux autres. La valeur globale actuarielle d’une entité peut alors être calculée chaque année en additionnant la valeur des trois capitaux : financier, naturel et humain. A contrario, la comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement (Care) repose sur l’approche de comptabilité en coûts historiques. L’idée centrale est d’intégrer au bilan comptable traditionnel le capital naturel et le capital humain. Les êtres humains et les « entités » environnementales employés par l’entreprise sont alors considérés comme un passif et non plus un actif ou une charge. Depuis le printemps 2019, dix entreprises de la région Sud-Paca, dont Pernod-Ricard et une filiale d’Auchan, participent à une expérimentation de mise en pratique effective du modèle Care (lire L’Actuariel n° 32). « En raison de la crise du covid, l’expérimentation a pris du retard, explique François-Michel Lambert, député écologiste des Bouches-du-Rhône, qui avait participé au lancement du projet. Il est donc encore trop tôt pour tirer des conclusions concrètes. Aujourd’hui, la réflexion s’intensifie sur ces questions de comptabilité extra-financière, notamment autour d’Olivia Grégoire, la secrétaire d’État en charge de ces questions. Mais, faute de moyens, nous constatons malheureusement peu d’avancées concrètes », regrette l’élu. En cinq ans, les lignes ont bougé. Aujourd’hui, toutes les grandes entreprises communiquent sur les conséquences négatives de leur activité sur la nature et la société. Et les PME réalisent que des comportements trop agressifs peuvent les priver de marchés. Un cadre commun défini par les pouvoirs publics permettra-t-il d’intégrer ces réflexions au cœur de leur business model ?